Ivan Jablonka nous le dit dès le début de son livre, son objectif est de rendre à Laëtitia son vécu, son histoire, en l'extrayant du statut réducteur de victime d'un fait divers.
Je ne vais pas tergiverser : c'est un échec critique !
Laëtitia Perrais est une jeune femme de 18 ans qui, en 2011, a été enlevée, tuée puis démembrée par Tony Meilhon, récidiviste en probation. L'affaire n'aurait pu être qu'un sordide fait divers si le président de la République de l'époque, Nicolas Sarkozy, n'en avait pas fait le prétexte d'une charge virulente contre la magistrature et plus particulièrement contre les juges de l'application des peines (j'espère qu'il va vite se réconcilier avec ce magistrat qu'il risque de voir régulièrement à l'avenir).
Je m'attendais donc à lire l'histoire de Laëtitia, de sa naissance à ses 18 ans. Je m'attendais à un magnifique récit de vie, libéré de sa fin tragique et connue de tous. J'ai donc été très déçue de m'apercevoir que plus qu'un livre sur Laëtitia, il s'agit d'un livre sur l'affaire, le meurtre et l'enquête telle que vécue par les proches de la jeune femme. Déçue, car la démarche est intéressante et touchante. Tenter de se souvenir de la vivante plutôt que du corps démembré, c'est restituer une humanité. J'aimais bien l'idée moi.
Mais non ! Chaque épisode, généralement court, de la vie de Laëtitia est mis en lumière par rapport à sa mort. Ce qui mène parfois à des extrapolations mélodramatiques totalement ridicules. Par exemple : son père la tient suspendue au-dessus du vide quand elle a quatre ans = la vie de Laëtitia a toujours été en suspend, tourmentée par la violence des hommes. Les souvenirs d'enfance que Jessica raconte comme heureux sont rendus sinistres pour les faire coller au meurtre terrible dont Laëtitia a été victime. Je trouve ça terrible de venir ainsi pervertir ces souvenirs. Peut-être qu'effectivement, ces moments n'étaient pas si merveilleux. Mais aujourd'hui, ce sont des événements teintés de nostalgie que la sœur de Laëtitia aimait à se remémorer. J'ai la sensation que le livre leur ôte ce filtre du temps, pour leur remettre celui du meurtre. C'est cruel.
J'en profite d'ailleurs pour relever ici que l'auteur raconte un certain nombre d'épisodes dans lesquels le père des jumelles se montre particulièrement inadapté, mais s'étonne plus loin dans le récit que celui-ci ne se soit jamais vu restituer ses filles par le juge des enfants. Les charges contre le système de protection de l'enfance (« interrogatoire des mineurs », « enfants jamais rendus », soi-disant défaillance de l'ASE qui ne suspend pas immédiatement l’agrément de M. Patron sur simple main courante...) sont au même niveau que les charges de Sarkozy contre les juges de l'application des peines : des défouloirs faciles par des personnes qui ne connaissent absolument rien au sujet... J'attendais mieux de ce livre !
Et ce n'est pas la seule thématique sur laquelle l'analyse achoppe. Car, si le livre ne rend pas à Laëtitia sa dignité, il aurait au moins pu nous grandir par une étude du fait divers comme un fait social. Mais, toujours pas !
Le plus navrant tient peut-être au fait que l'auteur, pourtant dans une logique de recherche, tombe dans le même manichéisme débile que les politiques de l'époque. Loin de vouloir réfléchir aux mécaniques de ce fait divers, on nous livre la vision bien tranchée d'une « Sainte Laëtitia », oie blanche et fragile contre le démon Tony Meilhon, récidiviste, drogué, alcoolique avec de mauvaises fréquentations (caractéristiques sur lesquelles l'auteur insiste ultra lourdement, des fois que le lecteur soit trop con pour comprendre les 40 premières fois). L'auteur va même lui attribuer une volonté de violer une femme la veille du meurtre alors que cette assertion ne repose sur rien, à part l'idée répétée (et non prouvée) que Meilhon est un violeur multirécidiviste. Un peu limite, de la part de quelqu'un qui se prétend dans une démarche historique !
La nécessité de ne trouver aucun défaut à Laëtitia trouve son paroxysme dans le récit qui est fait de la dernière journée de la jeune femme. On nous explique qu'elle y cumule les comportements à risque, tout en feignant l'incompréhension. Comme ci admettre que Laëtitia avait sa propre part d'ombre était impossible. Elle révèle pourtant à Meilhon avoir déjà pris de la coke, elle qu'on décrit avec insistance comme une femme qui ne boit pas, ne fume pas et ne se drogue pas.
Le plus gênant dans cet acharnement à réfuter les défauts de Laëtitia tient à l'idée sous-jacente et contre laquelle il convient de lutter que les admettre serait lui imputer une part de responsabilité dans sa fin dramatique. Le classique « elle l'avait bien cherché ». Pourtant, tout le récit va dans le sens d'une montée en puissance de la rébellion de Laëtitia contre l'ordre établi par Monsieur Patron, quête d'indépendance naturelle pour une jeune femme de son âge.
Dans la même lignée, on constate un refus catégorique de conférer à Tony la moindre forme d'humanité, de normalité, car il est insupportable qu'un humain ait pu commettre un acte pareil (un peu comme les campagnes de prévention contre le harcèlement sexuel qui préfèrent montrer des bêtes sauvages plutôt que des hommes lambdas). Aussi, le livre se refuse à analyser en profondeur la curieuse relation entre ces deux individus, qui se doivent d'être parfaitement antinomiques, malgré leurs points communs. Pourquoi ne pas se poser la question de la réaction extrême de Meilhon lorsque Laëtitia le repousse ? Cela bousculerait-il trop la lecture manichéenne que d'admettre que Meilhon ait pu être séduit et horriblement déçu par Laëtitia, ou d'admettre que cette dernière a eu envie de « jouer avec le feu », de « s’encanailler » avec quelqu'un comme Meilhon ?
Quelques points intéressants sont tout de même à relever, à commencer par la description particulièrement bien rendue de la fuite en avant dans la violence de Tony Meilhon, qui enchaîne les décisions désastreuses le soir du meurtre de Laëtitia : de leur rapport sexuel (probablement contraint) au démembrement du corps. Il en est de même sur l'idée que Meilhon ne participe pas à l'enquête pour favoriser par la suite son insertion dans le milieu carcéral.
J'ai beaucoup aimé aussi l'idée selon laquelle Frank Perrais, le père biologique, n'est pas assez bien, pas assez « bankable », pour être le héros de ce fait divers. Et le fait qu'on lui préfère le père adoptif. Monsieur Patron, dont les revendications violentes à l'égard des délinquants sexuels prennent une teinte divinement ironique lorsqu'il est lui-même mis en examen puis condamné pour viol. Cela révèle bien le fourvoiement dans lequel peuvent tomber journalistes et population, quand ils voient le fait divers par le filtre de leurs émotions, et non de la réflexion froide. À l'inverse, le juge d'instruction refusera de faire de Monsieur Patron une partie civile « privilégiée » et le considérera comme tous les proches de Laëtitia. L'avenir lui donnera raison.
Les quelques points intéressants auraient mérité d'être plus développés. Finalement, ce livre a trop d’ambitions et n'est capable d'en remplir aucune. Ce qui est terriblement frustrant, car même une étude du fait divers, mis en lumière avec l'actualité judiciaire aurait été passionnante. Ajoutez à cela une écriture pauvre et une narration faite d'allers-retours dénués de cohérence et vous arrivez à une lecture plutôt laborieuse, très loin de l'histoire humaine que je recherchais.