Une phrase à la fin de ce volumineux roman en résume parfaitement l'idée : "Un jour j'écrirai à propos de la vie [...] de Sophie, et ce faisant, aiderai à établir la preuve que le mal absolu n'est jamais extirpé de ce monde."
Sophie, catholique polonaise rescapée d'Auschwitz, a une liaison avec Nathan, jeune homme charismatique au comportement étrange. Stingo, le narrateur, se lie d'amitié avec le couple mais se sent irrépressiblement attiré par Sophie. William Styron entremêle camps de concentration et esclavagisme pour cartographier ce mal qui ne guérit pas. Marquée dans sa chair par le tatouage à son bras et la perte de ses dents, atteinte dans son âme évidemment, Sophie ne se remet pas de ses épreuves passés. Stingo, qui écrit un roman de littérature sudiste, subsiste grâce aux fonds retrouvés de la vente d'un esclave par sa famille dans le passé, vente qui aura séparé une famille.
La culpabilité est au centre du roman. La veine autobiographique creuse le sillon des Confessions de Jean-Jacques Rousseau, une présentation sarcastique de la jeunesse de l'auteur qui ne s'épargne guère. Le ton est donné d'entrée de jeu lorsque Stingo explique que son surnom vient de "stinky", le puant, évoquant le fait qu'enfant il était "indifférent à toute hygiène corporelle". C'est le départ d'une liste d'humiliation dans laquelle l'auteur se complaît un peu.
Quant au personnage de Sophie, qui ne cesse de s'accuser, le roman procède par fragments, avançant de plus en plus précisément, dans ses passages parlant de l'occupation de la Pologne ou des camps, vers l'effroyable source de sa culpabilité. Ce n'est donc qu'à la toute fin que nous saurons quel a été, véritablement, le choix de Sophie.
Nathan est l'accusateur. D'entrée de jeu aussi inquiétant que charmeur, pouvant se montrer absolument détestable, là encore le déroulement de l'intrigue précisera de plus en plus les tenants et aboutissants de son caractère. Il joue le rôle de la conscience pour Stingo et Sophie, constituant la force motrice du roman.
Mêlant l'apprentissage sexuel du narrateur aux traumatismes historiques, Le choix de Sophie nous entraîne dans un tourbillon de passion, questionnant ces moments terribles de l'histoire, convoquant le célèbre concept de banalité du mal cher à Arendt, montrant aussi bien à travers le personnage de Höss, commandant d'Auschwitz qu'à travers une fugace allusion à un virulent sénateur du sud que l'horreur absolue vient de l'homme et non du monstre. "Me prenez-vous pour une sorte de monstre?" demande Höss à Sophie, sans la moindre ironie. Comme dernièrement dans La zone d'intérêt, le personnage de Höss n'est finalement qu'un ennuyeux fonctionnaire voulant faire preuve d'efficacité. Ce qui le rend d'autant plus effroyable.
L'horreur, elle, est bien réelle, et le temps lui-même en semble bouleversé. Ainsi quand Stingo tente de se souvenir de ce qu'il faisait le jour où Sophie entrait à Auschwitz, comme si ce jour revêtait en lui-même un sens particulier. Alors il se souvient qu'il mangeait des bananes jusqu'à en provoquer une indigestion, afin d'échapper au service militaire dans le Pacifique.
C'est peut-être dans ce genre de détails que réside l'approche du roman, ainsi partagé entre horreur et trivialité. L'histoire a, quelque soit l'ampleur des événement, été vécue par des hommes et des femmes ordinaires, et pourtant le traumatisme s'étend aux générations futures, comme une malédiction infligée aux atréides. Mais, loin de la tragédie antique, le tragique et le banal sont intimement liés.