Petit français moyen, qu’est-ce que je connais de la vie politique britannique ?
Ce que je retiens vaguement des infos regardées ou entendues distraitement au-travers du filtre des idées près-conçues… Quelques noms de premiers ministres, sans trop savoir s’ils sont travaillistes ou conservateurs, s’ils sont pro-européens ou non… L’anglais moyen est-il raciste ? ou non ? Je n’en sais rien, après tout… Voici un livre qui remet quelques idées en place ! Et avec quel brio !
Jonathan Coe est né en 1961 à Birmingham, c’est un romancier, nouvelliste et biographe britannique. Il étudie à la King Edward's School à Birmingham et au Trinity College à Cambridge avant d'enseigner à l'Université de Warwick. Il détient une maîtrise et un doctorat en littérature anglaise. Il s'intéresse également à la musique car il fait partie d’un groupe de musique et d’un orchestre de cabaret féministe pour lequel il écrit des chansons et joue du piano.
Il doit sa notoriété à la publication, en 1994, de son quatrième roman, Testament à l'anglaise une virulente satire de la société britannique des années du thatchérisme qui obtient le prix du Meilleur livre étranger en 1996. Il reçoit également le prix Médicis étranger en 1998 pour La Maison du sommeil. En 2001 et 2004, parait le diptyque Bienvenue au club, suivi par Le Cercle fermé, qui traite des aventures d'un même groupe de personnes pendant leur dernière année de lycée (1970) dans le premier roman, puis vingt ans plus tard dans le second. Ces deux romans permettent à l’auteur d’observer les mutations profondes subies par la société entre ces deux dates, en raison des réformes thatchéristes et blairistes.
En 2018, il publie Le Cœur de l'Angleterre. Ce nouveau roman reprend les personnages du diptyque, ce qui en fait le dernier volet d’une trilogie socio-politique de haut vol qui se situe entre 2010 et 2018, des Jeux Olympiques de 2012 au référendum sur la sortie de l’UE en 2016, et ses bouleversements.
Mais nul besoin d’avoir lu les deux précédents pour apprécier celui-ci.
Coe y raconte comment le Brexit va diviser la famille Trotter, et même faire exploser un couple.
Le mot qui vient à l’esprit à la lecture de ce roman, c’est “humour”. Humour et autodérision.
Le cœur de l’Angleterre est extrêmement drôle mais de façon parfois imperceptible, comme seul sait l’être l’humour britannique, tellement pince-sans-rire, mélancolique et autodestructeur.
A travers sa galerie de personnages, les Trotter et leurs proches, Jonathan Coe dresse un panel assez complet de ses compatriotes. Le journaliste de gauche qui s’est toujours cru progressiste et vit dans une maison à 10 millions de livres, a une opinion sur tout sans jamais quitter son bureau… La fille de riche blanche qui participe aux émeutes pour la protection des minorités… La vieille dame qui emploie une femme de ménage lituanienne tout en souhaitant que les étrangers rentrent chez eux… La jeune universitaire travailliste menacée de tomber dans le politiquement correct… Le patriarche conservateur qui ne peut se défaire du sentiment que « c’était mieux avant » … Un certain nombre d’Anglais types sont là, épinglés dans leurs contradictions et leurs ridicules avec beaucoup de finesse. Un régal et une révélation.
Mais en cette période particulièrement troublée (Et que doit-il en être aujourd’hui, en octobre 2019, à quelques jours de la sortie voulue par Boris Johnson ?), le référendum reste le PGCD (le Plus Grand Commun Détonateur) de toute la société anglaise. Quel tsunami ! À tous les niveaux. Ainsi pour Sophie. Notre “universitaire travailliste” restait particulièrement troublée par la réaction de son mari à l’issue du résultat du vote : « il ne cessait de répéter le mot “liberté” comme s’il était citoyen d’un minuscule État africain qui aurait enfin arraché son indépendance à l’oppresseur colonial. » Et cela sonnera le glas de leur union…
Un autre exemple de séisme dû au référendum, vu sous le prisme “Humour British” ?
C’est le premier ministre David Cameron qui organise le référendum sur l'appartenance du Royaume-Uni à l'Union Européenne. Après le vote des Britanniques pour le départ de l'UE, alors qu'il avait fait campagne pour le maintien, il démissionne de la tête du gouvernement et du Parti conservateur. Coe fait s’entretenir l’un de ses proches conseillers avec Doug, l’un des protagonistes du roman (entretien que j’ai volontairement interrompu sur le mot le plus drôle) :
« Nigel parlait avec beaucoup de passion. Il fit pitié à Doug, tout à coup.
- Et vous êtes toujours en contact, lui et vous ?
- Je n’aime pas m’imposer. J’ai l’impression qu’il ne faut pas que je le dérange. Il est devenu quelqu’un d’autre depuis sa démission. Très humble. Contemplatif. Il s’est rendu compte que l’heure était venue de prendre des décisions majeures concernant le reste de sa vie.
- Par exemple ?
- Eh bien, il a acheté un abri de jardin. »
Je ne peux résister au plaisir de vous en proposer deux autres exemples, de cet humour si particulier :
Ainsi les amours improbables de Sophie, cette brillante universitaire de 27 ans qui a eu l’outrecuidance de rouler à 58 km/h dans une zone limitée à 50 km/h. Eh bien, Outre-Manche, pour une telle infraction, on vous envoie suivre un stage de sensibilisation aux excès de vitesses ! Et là, notre chère Sophie, professeure d’histoire de l’Art à l’Université, tombe dans les bras (et le lit) du moniteur d’auto-école, ça la change tellement de ses habitudes intellectuelles… En effet, quand il la voit, ébouriffée, rosie par leur dernière étreinte, le peignoir glissant sur les épaules, il en reste bouche bée… : « Il ne manquait plus qu’elle caresse un Olympus PEN E-P3 (« avec son élégant boitier en métal et son autofocus sans doute le plus rapide du monde ») ou s’extasie devant son BlackBerry Bold 9900 (« avec écran tactile et clavier QWERTY, le tout boosté par le nouveau système d’exploitation BlackBerry 70S ») pour que le tableau soit complet. »
Et ce morceau de bravoure, un peu long, mais à la chute est si savoureuse…
Benjamin vient d’écrire un livre, c’est l’œuvre de sa vie. Tous ses amis se sont unis pour expurger son œuvre et en faire quelque chose de lisible. Enfin, un de ses amis l’a édité. Pour fêter sa sortie il les invite tous au restaurant. Sera-t-il primé ? Son éditeur le tarabuste, la pression monte « …les anglais adorent les petits candidats. Je suis passé sur une radio locale pour parler de lui, j’ai donné une interview sur Radio 4 et deux journaux vont venir l’interviewer la semaine prochaine.
- Nationaux ?
- Nationaux.
Doug leva son verre : Bien joué, mon pote. Ça a mis du temps à venir. Personne ne le mérite plus que toi.
Il jeta un coup d’œil circulaire pour vérifier qu’ils avaient tous une coupe en main et il lança : À Benjamin !
- À Benjamin, reprirent-ils tous.
Benjamin était fou de joie. […] Il connaissait en cet instant un bonheur aussi complet qu’il était inexprimable.
- Merci à vous tous. Mais ne nous emballons pas. C’est une loterie, voilà tout. J’ai seulement eu beaucoup beaucoup de chance.
- Alors réjouis-toi pour l’amour du ciel ! lui dit Philip en lui donnant une claque dans le dos. Même un quart d’heure de célébrité, ça n’est pas donné à tout le monde.
- Célébrité, comme tu y vas…
- Allons, Ben, gronda Lois.
- Les journalistes viennent te parler, non ? dit Doug. Tu vas avoir ta photo dans les journaux. Les belles femmes à tes pieds. Tu seras reconnu dans les lieux publics.
Benjamin, toujours modeste, sentit une présence inconnue à ses côtés. Il se retourna et vit une blonde qu’on pouvait qualifier de superbe créature sans trop d’exagération ; elle le considérait avec déférence, attentant d’avoir attiré son attention.
- Excusez-moi, lui dit-elle avec dans la voix une hésitation charmante qu’on aurait aisément pu mettre sur le compte de la révérence, mais vous êtes bien … monsieur Benjamin Trotter ?
Les autres se turent aussitôt. On aurait dit qu’ils se faisaient les témoins collectifs de la nouvelle vie de Benjamin.
- Oui ? dit Benjamin avec une intonation montante. Puis il répéta sur un ton plus fier, plus assuré : Oui, c’est bien moi.
- Parfait, dit la femme. Votre table est prête. »
Je terminerai par une remarque personnelle. Depuis deux ou trois ans, mon petit fils (16 ans en 2019) ne va plus en Angleterre, en été, pour progresser en langue, c’est l’Angleterre qui vient à lui. C’est-à-dire qu’il passe une ou deux semaines dans une famille anglaise installée dans le Sud-Ouest de la France. Il y en a beaucoup, en Dordogne, dans le Lot, son dernier séjour était dans le Gers (là, une famille, avec trois enfants lycéens). Idée prés-conçue : je pensais qu’il s’agissait de retraités qui souhaitaient bénéficier d’un climat agréable avec une campagne verdoyante et vallonnée leur rappelant leur pays. Dorénavant j’ajouterai les réfugiés du Brexit !