Le coeur est un chasseur solitaire. Les pensées aussi. Elles tournent en boucle, se répètent inlassablement, dans la tête de Mick, de Jake Blount, du docteur Copeland et de Biff Brannon. Ils sont seuls. Où qu'ils aillent, qu'ils soient entourés ou non. Leurs luttes sont internes, ils ne parviennent pas à les extérioriser, à se parler entre eux, à lier ces luttes qui pourtant convergent. Leurs chemins s'approchent mais jamais ne se rejoignent. Éternels insatisfaits, ils remplissent sans fin de leurs pensées un tonneau sans fond.
Le muet Singer ne résout rien. Ils ne le savent pas, mais il les accepte sans pour autant les comprendre. Ils lui parlent, déversent sur lui leur flot de paroles, se sentent mieux pendant quelques instants. Il est tout pour eux. Il est différent, ils se sentent différents. Il est sage, ils se croient sages. Dans son silence ils voient leur vie, leur futur, et il leur semble plus facile. Ils croient l'aimer, penser à lui, mais ils ne pensent qu'à eux.
Singer semble n'en avoir cure. Il ne vit que pour les instants où il retrouve son ami de toujours. Alors c'est à son tour de parler sans s'arrêter, de bouger ses bras frénétiquement pour exprimer tout ce qu'il avait dû garder jusque-là. La chaîne n'a pas de bout. Chacun a besoin de l'autre, mais ne se soucie pas de lui. Quand un maillon casse, c'est toute la chaîne qui s'effondre, et nous voilà repartis de zéro.
À certains moments, le livre ressemble à un manuel de communisme. Puis de lutte pour les droits civiques. Puis de féminisme. Il se teint d'un optimisme certain, prend des couleurs. Mais la vie réelle est grise et reprendra ses droits. L'enfant grandit, le vieillard meurt, l'alcoolique boit, le patron de bar verra passer d'autres clients. Ce n'était qu'une infime partie de plusieurs vies qui reprendront finalement leur route. La route triste et morne qui avait été tracée pour eux.
C'est un livre d'une lucidité effrayante. L'écriture est belle, les mots sont précis. Les personnages sont modernes, tellement que l'on peine à croire qu'il a été écrit dans les années 40. Il raconte les pauvres, et il raconte les hommes.