Ce récit est choquant. Vanessa Springora raconte l'histoire d'une emprise, la mécanique implacable qui l'a menée, à 13 ans, à tomber dans le piège pervers d'un pédophile. D'un style simple, froid, presque dépassionné, qui renforce le choc que produit la lecture. Père démissionnaire, besoin viscéral de se sentir aimée, protégée : la proie parfaite. Choc de découvrir une époque qui permettait, et défendait même la "liberté" non pas d'importuner mais d'entretenir des relations sexuelles avec des mineur.es. Choc de découvrir un milieu littéraire franco-parisien qui défend les siens, qui a accepté et glorifié pendant des décennies les affres sexuelles de Gabriel Matzneff sous l'excuse bien pratique de l'écrivain. Le chapitre avec Emil Cioran défendant son protégé est assez lunaire de ce point de vue.
L'auteure raconte comment Matzneff la - elle et bien d'autres, malheureusement - manipule pour assouvir deux pulsions : une pulsion sexuelle écœurante (la description placide par le menu d'une relation sexuelle entre un quinquagénaire et une collégienne est absolument horrible), et une pulsion littéraire qui l'est, en fin de compte, peut-être même plus. "G. M." profite de son statut d'écrivain pour non seulement abuser sexuellement de jeunes filles en apparence consentantes, mais aussi pour légitimer ce consentement et le figer dans l'éternité de la littérature, en reproduisant les lettres d'amours des adolescentes dans son journal, en retranscrivant ses nombreuses relations dans ses livres.
Vanessa Springora l'annonce dès l'introduction : elle veut piéger G. M. à son propre piège en l'enfermant à son tour dans un livre. C'est réussi.