Ne vous laissez pas avoir par les apparences du Désert des Tartares : un livre que l'on vous a sans doute dit de lire au collège ou au lycée, où les principaux personnages appartiennent au milieu de l'armée, dont on dit que le thème principal est l'attente - "voici un livre bien chiant en perspective" se disent beaucoup.
Cependant j'ai eu la chance d'avoir découvert Le K avant ce livre, qui m'avait bouleversé et me bouleverse toujours quand je me décide à relire quelques unes de ses nouvelles ; j'avais donc une confiance absolue en Dino Buzzati, et, convaincu qu'il pourrait m'emporter là où il le voudrait, je me lançai dans Le désert des Tartares en abandonnant tous les à priori.
Malgré la bonne impression que j'avais dès le départ, c'est avec surprise que je me suis mis à apprécier ce livre, car je ne l'ai pas apprécié de la manière dont je m'y attendais.
On m'avait toujours dit que c'était un livre sur l'attente, sur l'absurdité, sur l'armée, et en effet c'est tout ça... et rien de tout ça à la fois, car ces choses que j'ai citées ne sont que des idées pour parler du vrai sujet du livre : la peur de laisser passer sa vie, la peur du temps qui passe. C'est au cheminement des pensées de Drogo Giovanni, simple officier (qui passera presque toute sa vie au fort Bastiani), auquel on a droit dans ce livre, et presque toutes se questionnent sur cette fuite de temps et le sens de sa vie - comment transformer sa vie si classique en un mythe de héros de bataille ? - qu'au final il ne trouvera jamais. On assiste tout le long du récit à sa peur (justifiée) de ne pas faire le bon choix et en même temps à la difficulté à faire des choix (moi-même je ne saurais dire s'il aurait dû quitter le fort Bastiani au bout de 4 mois ou non), notamment grâce à des rêves, des métaphores qui prennent vie plus tard dans le récit - rien n'est laissé au hasard, chaque rêve ou pensée a une signification que l'auteur s'amuse à expliquer et mettre en parallèle avec l'action ; alors on se sent réellement transporté dans ce fort si lointain, sorte de monde parallèle où rêves et action ne font qu'un.
Ce thème de la peur de laisser sa vie passer car on ne sait pas quoi en faire se retrouve aussi dans la nouvelle Le K, où un homme cherchera toute sa vie à éviter le K à cause des superstitions tout ça pour apprendre à la fin de sa vie que ce K était sa voie vers le succès.
Dans Le désert des Tartares, on retrouve ce thème, cher à Buzzati, dans toute sa splendeur.
C'est un livre qui parle du sentiment d'être perdu dans sa propre vie, de ne pas savoir quoi en faire, au point de se laisser emporter dans des absurdités comme l'attente d'un ennemi dont on ne sait s'il existe, le respect d'un règlement qui n'a pas de sens, le refus de changer de chambre malgré le fait qu'elle soit inconfortable... et ces actions absurdes sont faites simplement par habitude et par peur de changement.
Au final, Drogo, se laissant prendre par les habitudes (seuls repères dans sa vie solitaire) et par sa peur du changement va devenir un parfait raté, qui non seulement ratera sa vie en la passant à ce fort isolé où il ne se passe rien mais en plus sera obligé de le quitter lorsqu'il s'y passera enfin quelque chose, simplement parce qu'il est malade. La seule chose qui lui restera sera alors la Mort, qu'il tentera de rendre belle malgré tout ; n'ayant rien fait de sa vie personne ne pensera à lui une fois qu'il sera mort, il est alors motivé par l'impérieux désir de laisser quelque chose, ne serait-ce qu'un souvenir dans la tête d'un passant. Ici le livre évoque la difficulté de mourir sans rien laisser, ni enfant, ni travail ou exploit remarquable : l'important, c'est de créer, sinon on a vécu pour rien.
Ce livre est donc un livre pouvant parler à tout le monde - car tout le monde un jour a eu peur de ne pas avoir fait le bon choix, de laisser passer sa vie -, qui fait réfléchir sur sa propre vie, ses choix. Ce n'est pas qu'un livre, c'est une véritable expérience qui nous amène à réfléchir sur notre vie et celle des autres.