Rares sont les romans qui à peine terminés donnent envie de s’y replonger immédiatement pour une seconde lecture. Le Désert des Tartares est de ceux-là. Une œuvre sombre mais pas totalement noire, de laquelle surgit à plusieurs reprises de la volupté, du rêve, et finalement un profond humanisme. Une impression à mettre sans doute sur le compte de la narration, d’une qualité exquise, et sur la fausse simplicité qui se dégage de ce récit terriblement dépressif mais aussi tellement sensible et vrai.
J’avais un peu peur, en commençant le livre, de me retrouver face à une version de L’Éducation sentimentale expurgée de son volet romantique, sorte de bis repetita sur la fuite inexorable du temps, que Georges Lukacs avait magnifiquement su décrire dans son analyse du roman de Flaubert.
Dino Buzzati parvient au contraire à saisir, avec la même dextérité, cette zone grise du récit qui lui permet de s’ancrer dans un univers crédible tout en en dessaisissant ses protagonistes, qui s’effacent peu à peu au profit de cette institution qu’ils incarnent – l’armée.
Rêves de guerre, de bataille et de gloire s’asphyxient dans l’épuisante immobilité du fort Bastiani, fortification inepte à la défense, construit à la lisière d’un désert depuis longtemps oublié, et enchâssé entre ces pics rocheux dont les reflets bicolores jaune et noir font ressortir des formes inquiétantes, comme hors du temps, à la manière d’un tableau de Giorgio de Chirico.
L’évolution psychologique du protagoniste est à ce titre éclairante sur la façon dont l’auteur parvient, par un mécanisme quasi-mystique, enchanteur, magique (le mot exact n’est pas simple à trouver), à transformer Drogo en tout ce qu’il craint de devenir initialement. Les ultimes pages du roman,
qui nous donnent à voir Giovanni comme un officier de cinquante ans déjà vieillard, impotent et tragiquement seul, comptent parmi les plus touchantes que j’ai pu lire dans la littérature. Les voilà, ces jeunes soldats pleins de fougue, qui montent à sa place sur la ligne de front, la fleur au fusil, prêts à en découdre héroïquement avec cet ennemi du Nord dont on ne sait rien d’autre si ce n’est qu’il attaque, au terme de quinze années de préparation, tandis que lui, Drogo, redescend la vallée stérile, dégradé au sens propre comme au figuré et abandonné de toutes ses forces vitales.
Roman de la solitude, Le Désert des Tartares réalise l’exploit de ne pas être une histoire de solitaire, mais au contraire celle d’une sociation qui a perdu tout repère, et qui s’inflige inconsciemment les maux d’une vie de sacrifice au service d’une cause qui n’est plus. La dimension œcuménique du fort Bastiani rend donc d’autant plus remarquable cette isolation inexorable, faite de sociabilités et d’anti-sociabilités, aux accents volontiers kafkaïens, cadre de la sublime introspection de Giovanni Drogo sur le sens de son existence.
Lu en français dans la traduction de Michel Arnaud.