Ce livre est à la fois une allégorie et un parcours initiatique. Le parcours de Drogo a été pensé pour faire écho à celui de n’importe qui. D’abord, il quitte l’enfance non sans une certaine nostalgie et plein d’entrain et d’énergie, il rêve de pouvoir faire ses preuves pour devenir un héros. Sauf qu’il est posté à un petit poste sans intérêt aux côtés d’autres gens qui rêvent de partir sans pouvoir le faire. Les années passent et la vie ne tient plus qu’à l’attente de la gloire. Puis, les ennemis arrivent enfin ! Mais, on meurt avant d’avoir pu accomplir quoi que ce soit.
En premier, l’allégorie. Le livre traite de manière assez évidente le parcours de vie de la majorité des gens, c’est-à-dire ceux qui ne deviennent pas des héros. Buzatti traite de la sortie de l’enfance ou l’adolescence, la vie de jeune adulte puis de personne âgée et enfin, la mort. Le fort est le symbole à la fois de la stabilité mais aussi de l’immobilisme de nos vies et le desert des Tartares représente cette tension en nous vis-à-vis de la mort. D’un côté, nous voulons mourrir pour une bonne raison. De l’autre, nous ne vivons que dans la perspective que cette mort. Paradoxalement, une bonne raison de vivre est aussi une très bonne raison de mourrir. Les Tartares sont le symbole de la mort dans nos vies. Ils nous apparaissent au loin. On les attend avec impatience. Puis, on finit par se lasser. De nos 30 à 50ans, ils construisent une route pour arriver jusqu’à nous. Et enfin vient le moment de la bataille finale avec la mort mais on est fatigué, rabougri et on meurt sans héroïsme.
Cette interprétation est d’autant plus pertinente que les mot -Tartares est un mot polysémique qui désigne autant un peuple que l’étage le plus bas des enfers dans la mythologie. Donc les Tartares dans le roman sont une allégorie de l’horizon de la mort qui s’approche tout au long de la vie.
En deuxième, le parcours initiatique. Drogo passe tout le roman à attendre les Tartares et si on accepte l’idée que le roman est une allégorie, alors on peut s’attendre à ce que la conclusion fasse le bilan de ce parcours initiatique. Quelle est la grande leçon qu’il faut tirer de toute cette histoire ?
Les interprétations du livre sont à ce titre contradictoires. Certains critiques voient dans ce livre un avertissement comme quoi il ne faut pas gâcher sa vie à attendre à cause d’un idéal à atteindre. Dans le roman, c’est la gloire militaire mais ça pourrait Dieu ou autre chose. D’autres critiques affirment que le roman montre comment l’homme est amené progressivement à accepter la mort malgré l’absurde. Donc Drogo serait un protagoniste-philosophe qui apprendrait sur toute sa vie à mourrir ou quelque chose comme ça.
Personnellement, je pense que ces deux interprétations sont fausses. Buzzati n’était pas un petit curée qui allait vous donner la petite recette de grand mère pour apprendre à accepter la mort ou à la nier. Les dernières pages sont volontairement floues. On sait que Drogo va mourrir seul dans une petit auberge et rien de plus. L’auteur a volontairement été avare en détails, car c’est à nous de décider.
L’objectif stylistique de Buzzati avec son protagoniste était que nous ressentions les mêmes sentiments et avions les mêmes pensées. Drogo a été réfléchi pour que n’importe qui puisse s’identifier à lui. Mais, il est suffisamment caractérisé pour qu’on lui reconnaisse une identité à part en entière. Ce dosage fait qu’à la fin du roman on se projette sur Drogo et qu’on imagine la fin qu’il a eu. Or rien ne nous a été dit. Buzzati est volontairement vague.
Donc selon la fin que vous imaginez être celle du livre, cela en dit plus long sur vous que vous ne le pensez.