Il n’a pas d’identité propre, pas de nom autres que ceux qu’on lui donne au hasard de ses rencontres. Il n’a pas de voix, pas de mots, même pas ceux des autres, pourtant il parle en nous, on le comprend, on l’entend oui, comment pourrait-il en être autrement ? On s’émeut de son destin, des instants de grâce qui le happent, des instants de deuil qui le recrachent. Sur sa route de presque 600 pages, chaque mot est un pas qu’il nous accorde. Il y sème d’abord les questions, mais si, au départ « Eux savent » et lui ne sait pas, très vite c’est de l’amour et du respect qu’il plante, qu’il fait pousser, alors on a l’impression que c’est lui qui sait, qu’il porte en lui une sagesse ancestrale, universelle, qui n’a pas de lieu, pas d’époque.
On a beau le dire, on a beau le répéter, le marteler, l’assener, il est des choses qui paraissent immuables, contre lesquelles on se sent impuissant. On sait la sauvagerie de l’homme dit civilisé, on sait l’horreur de la guerre, on sait l’absurdité du racisme, on sait les injustices commises au nom de Dieu ou d’hommes un peu trop puissants, on sait la fin de l’amour, la fin des beaux jours, on sait… On sait, mais c’est ainsi. L’homme paraît piégé au creux d’une boucle infernale, vicieuse, mais peut-être nourricière qui constitue son essence, ce qu’il est, sa puissance, peut-être aussi sa violence.
La violence de la vie, la violence de vivre, c’est justement celle-là que l’on retrouve chez Marcus Malte, Prix Femina 2016 avec Le Garçon, publié chez Zulma pour cette rentrée littéraire. En refermant son livre, on a la sensation qu’il a su trouver les mots qui nous manquaient, qu’il a su offrir un instant d’éternité à ce que l’on met dans le mot « humanité ». Et c’est là toute la beauté de son art. Ce moment viendra inéluctablement pour chacun, celui où l’on se demande le sens de notre passage sur terre, celui où l’absurdité de l’existence nous arrache innocence et insouciance, celui où on veut baisser les bras parce que rien n’a d’utilité dans le reflet de l’éphémérité…
Mais cette lucidité est sporadique, puisque qu’il faut vivre, puisque finalement on ne sait faire que ça. Alors on accepte le pari. On peut tricher, se battre, se révolter, on sait qu’on joue pour perdre, mais on joue tout de même. On se met à la recherche de quelque chose qui en vaudra la peine, on est en quête, peut-être de savoir, de connaissance, d’amour, d’autrui, de conformité ou de distinction, mais finalement, on cherche la vie, on cherche sa vie, la Beauté qui touche, qui fait mouche, qui bouleverse, qui renverse. Le Garçon a tout vu malgré lui, à la fois trop et pas assez, son voyage au bout de la nuit, son voyage au bout de la vie. C’est l’histoire de cet être en dehors de la société, presque de l’humanité. Et c’est bien là que réside à mon sens l’incontestable coup de maître de Marcus Malte : on est en 1908, dans le sud d’une France encore très rurale, très sauvage, et c’est cet être à part, seul au monde, muet, inadapté, qui ne sait pas, qui ne connaît pas, qui devient entre nos mains la figure même de l’Homme.
Alors non, ce livre n’est peut-être pas accessible à tous de prime abord, mais il nous donne rendez-vous un jour ou l’autre. Il a l’incontournable profondeur des classiques, de ceux dont les extraits rejaillissent de notre mémoire pour nous accompagner. Le Garçon ne se dévore pas comme un roman à l’eau de rose, mais il y a de l’amour, beaucoup, beaucoup d’amour. Il ne captive pas comme un thriller, pourtant il y a des morts, beaucoup de morts, et des assassins, beaucoup. Ce n’est pas mystique, fantastique, religieux, mais il y a du divin, de la magie, de la féérie. Ce n’est pas un livre scientifique, mais on y lit de la sociologie, de l’anthropologie, les lois mathématiques de l’univers. Ce n’est pas un livre d’Histoire, pourtant… Non, Le Garçon n’est pas défini, il restera celui qui aura vécu, un être de papier sauvage, un ami dont on voudrait tous l’oreille, un roman à part, fidèle, qu’on garde en soi.
Le Garçon vit au début du XX° siècle, mais il aurait tout à la fois pu vivre aujourd’hui et il y a mille ans. Le Garçon ne sera jamais l’Homme pour ce narrateur omniscient comme jamais, qui sait ce qui est, ce qui a été, ce qui sera, qui nous dévoile parfois des morceaux du mystère, pourtant, ce Garçon, c’est l’Homme. C’est notre Histoire Universelle.