En guise de préambule, précisons ceci ; je suis de ces insipides modernes goinfrés de matérialisme et complètement réfractaires à toute forme de foi qui ne leur serait pas insufflée du dehors. Toute spiritualité dont l'origine me paraît douteuse car intrinsèque à mes désirs et aux élans de ce qu'on appellera mon âme, je la rejette en doute. J'ai, chevillée au corps, cette étrange idée que la vérité, s'il en existe une en dehors de nous-mêmes, n'a pas nécessairement à être plaisante, qu'au besoin elle peut même s'avérer douloureuse. Dit autrement, je considère que le monde ne me doit rien et qu'il ne m'a jamais rien dû. Partant de cette méfiance envers moi-même, et du respect invétéré que je prête à l'idée d'absolu, que je me refuse catégoriquement à souiller de ma propre médiocrité, je m'en tiens à ma place ; celle du savoir des choses humaines, qu'il emprunte pour sa réalisation des voies purement rationnelles ou d'autres qui font appel au sentiment et à l'intuition, outils précieux s'ils sont guidés avec précaution et si l'on se souvient avec une vigilance sereine qu'ils ne donnent accès qu'à une connaissance relative à notre expérience humaine, à l'individuation que notre conscience opère à partir d'une réalité extérieure impossible à borner.


Si je m'en tiens à ces quelques règles, c'est surtout par principe d'économie. Mon paradigme se satisfait de peu, en terme d'hypostase : cette fuite en avant vers un point central (vers une vérité stable et organisatrice - Dieu, la nature de l'Esprit, le Tao...) qu'opère toute spiritualité, je la fais en arrière ; quand affirmer un principe n'éclaire en rien profondément mon regard sur la vie, je le rejette calmement. Apporter de la profondeur à cette existence, me répondra t-on sans doute, est pourtant la raison d'être de toute spiritualité. Je ne le nie pas, mais cette profondeur, elle ne la puise que dans le domaine du sentiment, notre plus beau moyen de relation à l'existence, mais un moyen qui nous est relatif, et n'a rien à voir avec la vérité comprise au sens d'un absolu immaculé.


Quant à enrichir véritablement mon regard sur la vie quand je cherche à me distancier de mes instincts les plus fébriles pour essayer de regarder le destin dans les yeux, la spiritualité ne m'aide donc en rien. Elle le fait pourtant, me dira-t-on peut-être, quand elle invoque un principe ultime comme la source de toute connaissance et de toute vérité et me livre gracieusement la transcendance offerte comme le point d'achoppement sur lequel mes doutes doivent se briser dans la contemplation. Ce point final si arrangeant, pourtant, n'amène que des questions de plus, n'explique la création qu'en postulant un incréé qui pose à son tour la question de la possibilité d'une cause première et elle-même incausée. L'absurde est une chaîne sans fin, que l'esprit seul ne peut délier si on ne l'y aide pas en lui insufflant une foi. Nous voici revenus au point de départ, donc, celui où la foi elle-même parait si bien pouvoir s'expliquer par de plats mécanismes psychologiques que je me défendrai toujours de l'amorcer. J'aurais trop peur, en effet, de croire embrasser l'amour de Dieu quand je ne ferais pas plus qu'ouvrir la porte aux fibres les plus lâches de mon être, pour sombrer dans une auto-illusion réparatrice mais éloignée de la vérité immémorielle dont la beauté est telle que je refuse de la travestir par faiblesse.


Le divin, si on ne le prend pas comme un phare, comme une image de beauté vers lequel doit tendre tout notre être sans jamais prétendre y participer, n'est en fin de compte sans doute pas grand chose de plus qu'une adjonction faite à l'infini de se taire pour de bon. Dieu ne souffre pas de contestation, à moins de vouloir se livrer au blasphème. Les réponses qu'il nous manque, l'optique de son existence les place en lui, et c'est en tentant de nous réaliser à travers lui que nous atteindrons la vérité dans la mesure de nos capacités humaines. Rendu à la légitimité de sa propre faiblesse, l'homme se soulage alors de la douleur de son insignifiance en ce qu'il participe d'une réalité plus grande, et place entre lui et son destin un intercesseur qui est autant une représentation dans laquelle puiser qu'un repoussoir aux excès d'un désir d'absolu qui peut parfois devenir incontrôlable. Dieu devient, de façon beaucoup trop belle pour ne pas prendre le visage artificiel d'un tentateur, l'excuse de notre médiocrité tout autant que le pilier qui maintient notre espoir d'une sublimation. Dissoudre une kyrielle de questions dans un puits de réponses, ce n'est pourtant pas y répondre véritablement, c'est simplement les condenser en une seule pour se déprendre de leur force centrifuge et donner à cette solution le visage d'une figure unitaire avec laquelle l'esprit peut dialoguer.


Ceci n'est pas le plaidoyer d'un athée. Il n'y a rien qui ne me dérange autant que d'affirmer sans ambages l'existence de Dieu que d'affirmer son inexistence avec tout autant d'assurance. Le transcendant, par définition, échappe à toute prise. Il ne peut, je crois, pas plus être nié qu'affirmé. Reste alors soit à se satisfaire d'une existence prosaïque, soit à le cultiver comme un regret, et s'en servir comme l'ascenseur d'une élévation dont rien ne nous dit qu'elle ne se fasse pas vers un néant plutôt que vers un absolu.


Mais venons-en enfin au bouddhisme. Sa plus grande réussite, et ce qui lui donne une vertu curative incontestable et d'une puissance parfois salvatrice, c'est sa compréhension du néant, de ce à quoi il donne le nom de samsara, royaume de l'impermanence dans lequel nous sommes englués et où une illusion dualiste nous amène à concevoir notre être comme une unité distincte et détentrice d'une réalité absolue. Pour les bouddhistes, l'esprit se dissout au contraire dans une réalité vide, où tout s'harmonise dans une osmose libératrice qui annule totalement les dérisoires aléas de nos vies et même la nature indivise et unique de notre être tel que nous le concevons. En ce sens, il enseigne un art du lâcher-prise d'une valeur exceptionnelle si on sait l'utiliser avec un sens de la mesure minimal. Hélas, sorte de nihilisme qui ne saurait pas rester en lui-même, le bouddhisme finit pourtant par se proposer de dépasser ce néant, en postulant la possibilité d'un éveil au beau milieu de son abîme, et une sublimation mystique qui voit le pratiquant s'unir enfin à la nature de l'Esprit, atteignant la libération.


Après en être resté, dans sa description de la réalité de nos vies, au plus près de l'expérience humaine, et avoir décrit de façon si juste la douleur causée par les excès égoïstes d'une conscience qui finit par se heurter à ses propres limites dans sa folle expansion, le bouddhisme fait donc le choix d'un deux ex machina. Ce qu'il désigne comme un cheminement spirituel, le principe d'économie m'oblige à y voir la production fantasmée d'un esprit humain en quête de sublimation et désespérément à la recherche d'un surplus de sens. La nature de l'Esprit ne lève aucune de mes questions, et elle ne peut être réalisée, le bouddhisme ne me démentira certes pas, sans une pratique fervente et assidue. Soit, en fait, sans le travail d'un esprit sur lui-même, travail dont on sait, quand on connaît la propension de l'humain à l'erreur et à l'auto-illusion, qu'il n'a nul besoin de la vérité pour support. Travail qui s'apparente, vu de l'extérieur, autant à un travail de remodélisation du monde qu'à un travail de dévoilement de sa nature cachée et véritable.


Si l'on accepte cette conception dévitalisée du bouddhisme, un fait cruellement amusant, alors, peut venir à l'esprit, et c'est celui auquel cet avis doit son titre. Le samsara, ce royaume de l'erreur que le bouddhisme invite à dépasser, est celui de consciences dupes d'elles-même et de la fausse idée de leur individualité absolue. Empêtrés dans un vain rapport de différenciation aux choses, nous nous y débattons pour affirmer notre existence différenciée en nous saisissant des objets de notre désir. Dans ce samsara, la préhension est essentielle, car elle contribue à construire notre image d'entités autonomes qui croient prouver leur essentialité en saisissant un objet extérieur. Si le bouddhisme en restait à ses sages appels à ne pas être dupes de la nature factice et illusoire de nos prétentions à une existence absolue, porteuse d'un sens individuel, j'applaudirais des deux mains. Hélas, il a fallu cette tentative de dépassement, qui abandonne la vie pour affirmer fermement la possibilité d'atteindre l'absolu fantasmé de la nature de l'Esprit et d'une victoire finale sur le néant et sur l'impermanence, ennemi qu'on prétend sans doute avoir déjà vaincu par peur de poursuivre plus longtemps le combat. Ce faisant, le bouddhisme ne fait pas grand chose de plus que d'en revenir à un idéal de l'unité et de la cohérence absolue du même type que celui que l'homme recherche vainement dans le samsara. Certes, il transfère celle-ci de l'individu à la vie dans son ensemble, et ce qu'il cherche à maintenir devant ses yeux, ce n'est plus l'idée d'un esprit humain mais l'idée d'un Esprit universel. Il n'en reste pas moins que ce geste répond à une volonté de créer une unité indivisible par peur de la perte et de la destruction perpétuelle. Postuler une appartenance au Tout, quel meilleur moyen que celui-là pour ce faire ? Il n'est rien en dehors du Tout dans lequel on puisse nous l'arracher. Mais le désir d'appropriation est toujours là, bien caché derrière une négation de l'individu parfaitement étayée par une ouverture à l'autre, des appels à la compassion et une indifférence à la mort individuelle qui dessinent l'image du bouddhiste comme un homme ayant échappé au destin de l'illusion de lui-même, quand en fait, il n'a que transféré cette illusion dans la conviction en l'existence d'un Tout permanent et essentiel qui lui donne une victoire illusoire par procuration.
En ce sens, qu'est-il sinon un nihilisme mal digéré, ou plutôt un nihilisme réitéré qui triomphe finalement de la vie telle qu'elle est dans son entièreté ?

Kloden
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le 2 févr. 2018

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