Enfin un nouveau roman de Cormac Mac Carthy, une dizaine d’années après La route. Il y a de quoi se réjouir. Ce grand écrivain américain auteur de romans puissants comme Suttree se faisait vraiment trop discret. Et là, coup sur coup, nous allons avoir ses probables deux derniers romans puisqu’il est âgé de 89 ans : Le passager et sa suite : Stella Maris.
On retrouve bien dans La passager ce qui a fait l’originalité et la valeur de l’auteur : un style incisif, aux paroles mesurées mais percutantes, surtout dans les dialogues, une absence quasi complète de psychologie, des personnages tourmentés ne sachant pas eux-mêmes exprimer leurs affects mais que le lecteur comprend pourtant très bien à travers leurs maigres paroles et un récit expressif, c’est tout l’art impressionnant de Mac Carthy. Il réussit ainsi la peinture d’une Amérique violente, primitive, celle des pauvres gens, des humiliés, de l’ouest ou du sud, aussi .
Mieux, on sent bien que Le passager se présente comme la somme des thèmes favoris de l’auteur. Nous suivons l’itinéraire ultime de Bobby Western qui chemine en souffrance vers sa rédemption, expiant la culpabilité de n’avoir pas pu empêcher le suicide annoncé de longue date de sa sœur, internée volontaire, schizophrène géniale aussi belle que douée pour les sciences et la musique et à laquelle il semblait attaché par un amour plus que fraternel.
Plongeur, il se trouve mêlé à l’énigme d’un avion englouti auquel il manque un passager alors que les issus sont restées fermées. Poursuivi par on ne sait trop qui, agents fédéraux ou fiscaux, il doit peu à peu effacer toute trace de sa vie et ira se perdre, avec son lourd deuil à jamais inconsolable, dans les confins reculés d’états américains puis sur une île européenne qui accueillera peut-être son apaisement.
Il rencontre sur son parcours des personnages simples ou improbables, reflets grossissants d’une Amérique déboussolée. Une transexuelle au grand cœur, un avocat ayant des accointances avec la mafia, ses grands-parents, simples originaux, des amis de beuverie, des serveuses droites et serviables comme il se doit, son père physicien… Au fil des conversations, nous suivons les préoccupations des uns et des autres, aussi diverses que la physique quantique ou l’assassinat de Kennedy. Parfois, les développements philosophiques sont étonnamment fulgurants : " Je ne crois rien de Dieu. Je crois juste en Dieu. Kant avait tout compris quand il parlait du ciel étoilé au-dessus de soi et de la loi morale en soi. La dernière lumière que verra l'incroyant ne sera pas le soleil qui s'éteint. Ce sera Dieu qui s'éteint. Chacun naît avec la faculté de voir le miraculeux. Ne pas le voir, c'est un choix. Tu crois sa patience infinie? Moi je crois qu'on arrive au bout. Je crois qu'il y a des chances qu'on soit encore de ce monde pour le voir se mouiller le bout des doigts et se pencher pour dévisser le soleil." ( p. 453)
Tout ce que je viens d’écrire est cependant sujet à des réserves. Car Mac Carthy ne dit jamais les choses, il les suggère toujours, et même, laisse parfois le choix entre plusieurs interprétations. Attention au lecteur paresseux qui voudrait se laisser porter par un récit facile : il risque de se perdre durant le périple. D’ailleurs, la critique que je formulerais est que, malgré tout l’art bien réel du romancier et tout le respect qu’on lui doit pour une œuvre essentielle, il va parfois un peu loin dans cette volonté de déstabiliser le lecteur. J’ai trouvé particulièrement pénibles les chapitres en italiques qui nous font - semble t’il – pénétrer l’esprit troublé de la sœur suicidée. Un gnome nommé le Kid a avec elle des échanges surréalistes, parfois drôles, souvent grotesques ; oui, elle est morte, mais bon, le gnome va à la fin du roman avoir aussi des échanges avec son frère Bobby : on n’est plus à ça près quand on arrive vers la cinq centième page…