Ce livre est une révélation, d'une part du génie de Soljenitsyne qui reste peu édité en France et de la puissance du genre romanesque dans l'approfondissement des sciences humaines, en particulier dans le domaine médical.
Lui-même guéri d'un cancer de l'estomac et bien sûr relégué, rescapé du goulag, Soljenitsyne, partiellement incarné par le personnage fascinant de Kostoglotov dépeint la vie d'un service de cancérologie, aussi bien du point de vue des soignants que des soignés.
Qu'a t'il été écrit de plus profondément juste sur cette relation médecin-patient que Le Pavillon des Cancéreux?, un roman sans jugement aucun qui trace d'un trait fin et douloureux la vie professionnelle et privée de l'ensemble des patients du service ainsi que leurs radiothérapeutes. Une réflexion Humaine d'une qualité retrouvée nulle part ailleurs, d'un réalisme saisissant, des réactions des malades face aux débuts de l'hormonothérapie et de la radiothérapie aux attitudes et contre-attitudes des soignants face à la misère.
Il m'était déjà arrivé de me demander, et je me le demande de plus en plus à présent, quel est tout de même le prix maximal de la vie. Que peut-on donner pour la conserver, et où est la limite ? Comme on vous l'enseigne maintenant à l'école : «Ce que l'homme a de plus cher, c'est la vie, elle ne lui est donnée qu'une fois.» Par conséquent : s'accrocher à la vie à n'importe quel prix... Nous sommes beaucoup à qui les camps ont fait comprendre que la trahison, le sacrifice d'être bons et démunis était un prix trop élevé, et que notre vie ne le valait pas. Quand à la servilité, la flatterie, le mensonge, les avis, au camp étaient partagés : certains disaient que ce prix-là était acceptable, et c'est peut-être vrai. Oui, mais avoir la vie sauve au prix de tout ce qui en fait la couleur, le parfum, l'émotion ? Obtenir la vie avec la digestion, la respiration, l'activité musculaire et cérébrale, et rien de plus. Devenir un schéma ambulant. Ce prix-là, n'est-ce pas un peu trop demander ? N'est-ce pas une dérision ? Faut-il le payer ?
Il est très agréable de traverser ces pages qui racontent la vie de personnages pas manichéens pour un sou, issus de milieux radicalement différents pendant le régime communiste post-Stalinien et tout ce qu'il implique.
L'orage brise les arbres et fait ployer l'herbe, mais faut-il dire pour cela que l'herbe a trahi les arbres ? Chacun sa vie. Vous l'avez dit vous-même : survivre, voilà la loi d'un peuple.
C'est profondément beau, c'est émouvant, c'est juste et déchirant. C'est l'Humain dans ce qu'il a de plus beau et de plus vil, de plus fort et de plus faible, de plus courageux et de plus pusillanime. A mon sens, c'est le seul texte qui transcrit avec une fidélité méthodique, la réalité d'un service (à replacer dans son époque), la relation compliquée entre les médecins et les patients dépeinte par un auteur qui, pour l'avoir vécu, sait écrire sans haine mais avec émotion. Soljenitsyne s'appuie sur des réalités scientifiques et humaines, les fait danser dans ce théâtre de la vie et la mort, non loin d'un champ de roseaux où le soleil se pose. Du cancer d'un haut fonctionnaire du Parti, de l'amputation d'un jeune Homme atteint d'un ostéosarcome, de la réflexion de Kostoglotov sur la captivité de l'animal dans le jardin zoologique, du cancer de l'estomac de la radiothérapeute en chef, de la bienveillance et des limites des soignants, Le Pavillon des cancéreux nous emmène loin dans l'humanité. Dans cette histoire d'amour entre un malade et son médecin, dans la violence d'un pronostic à court terme, dans la jeunesse amputée et la vieillesse aphone.
Finalement, c'est un ouvrage supérieur à tous les compendiums de Sciences Humaines en médecine.
Une journée d'Ivan Denissovitch était bon, Le Pavillon des Cancéreux est, de très loin, le meilleur livre qui m'ait lu.