Qu'importe le sujet, depuis qu'il a abandonné la fiction pure, Emmanuel Carrère le prend à bras le corps, l'essore et l'épuise, en tire la substantifique moelle, et ses propres conclusions. Mais attention, libre à quiconque de les partager ou non. Chacun se fera, c'est le cas de le dire pour Le Royaume, sa propre religion. L'érudition, phénoménale en l'occurrence, n'est pas nécessairement synonyme de certitudes assénées. Les derniers mots du livre ne sont-ils pas : Je ne sais pas ? Ceci dit, son humilité dut-elle en souffrir, il en sait des choses, Carrère, sur les premiers pas du christianisme, avérées, probables ou possibles. Il donne toujours l'impression de tâtonner mais d'où vient alors cette capacité à nous passionner, à nous entraîner dans sa quête et à lâcher prise ? A son talent de conteur, impressionnant, à cette façon de rendre vivante une époque qui appartient plus à la légende qu'à l'histoire. Le Royaume est un tourbillon, avec quelques longueurs tout de même, sans cela ce serait la perfection, un carrousel de sensations et d'impressions, des plus prosaïques aux sublimes. Ce n'est certes pas un roman historique mais un ouvrage à entrées multiples, une farandole de goûts variés qui brasse une somme gigantesque d'informations et émet un certain nombre d'hypothèses. Le thème majeur en est la résurrection. Enigme majuscule. Tout bien posé, on est là dans le domaine du fantastique, que Carrère connait parfaitement lui, le biographe de Phillip K. Dick, et auquel il fait souvent référence. Paul, Luc et Emmanuel (l'auteur) sont les personnages centraux du Royaume. L'apôtre, l'évangéliste et l'enquêteur. Trois vies racontées en toute bonne "foi". Il n'est pas le seul à pratiquer l'auto-fiction, l'ami Carrère, mais il laisse loin derrière lui tous les besogneux du genre. Son livre est monumental et il faut laisser aux exégètes le soin de le décortiquer s'ils en ont le courage. Trop riche, trop dense, trop choquant, trop brillant pour être résumé en quelques phrases lapidaires. Une chose quand même : le Royaume de Carrère est la littérature et, en ce domaine, peu de ses contemporains lui arrivent à la cheville.