cette horreur doit être surmontée, la révélation épouvantable non que
les enfants peuvent mourir, mais qu’on peut les livrer aux bourreaux.
24 heures dans une ville de Province, au cours de l'année 1917. On est loin du Front et de toute son horreur. On y entend parler des mutineries. Et aussi de la Révolution en Russie. Mais de loin. Certains habitants, du haut de leur médiocrité, affichent fièrement des valeurs nationalistes, bien à l'abri dans leur confort douillet. D'autres pleurent la perte d'un fils ou s'angoissent parce qu'ils n'ont plus de nouvelles. D'autres sont préoccupés par totalement autre chose. Et au milieu de tout cela, il y a Merlin, professeur de philosophie, infirme et au corps disgracieux, martyrisé par ses élèves, qui le surnomment gentiment Cripure, guère épargné, non plus, par de nombreux autres représentants de la société. Allergique à la bêtise de ses concitoyens, il s'est enlisé dans la misanthropie, dans la saleté physique et spirituelle, le dégoût de son prochain et de soi-même, vit en concubinage avec une goton, ancienne prostituée, au parler pas franchement raffiné, et avec ses nombreux chiens...
Louis Guilloux. Écrivain breton né à Saint-Brieuc, mort à Saint-Brieuc, et puis l'oubli... Entre les deux, il a accompagné André Gide lors de son voyage en U.R.S.S, a écrit plusieurs romans dont Le Sang noir est le plus célèbre. Mais même en étant le roman le plus célèbre d'un écrivain oublié, on tombe généralement aussi dans l'oubli. Et cela, malgré les éloges d'André Gide et d'Albert Camus, malgré être passé d'un cheveu à côté du Goncourt, et surtout malgré le fait d'être un excellent roman, d'une très grande puissance qui n'a rien à envier, dans la noirceur, à un Céline...
Première partie de ce long mais dense et prenant livre, on présente longuement notre antihéros qu'on a quelquefois envie de qualifier d'héroïque, car aussi grandiose que grotesque, ou plutôt grandiose dans son grotesque, et auquel on s'attache franchement. Quand on laisse notre antihéros héroïque momentanément de côté, on passe à d'autres personnages peuplant notre société de province. On en déteste certains, on a de la peine pour d'autres, on en apprécie quelques-uns, on regarde d'un œil intrigué, mais sans savoir trop quoi en penser, le reste, on attend de voir ce qu'ils vont donner. Bref, la vraie vie et notre rapport à celle-ci...
Deuxième partie, on entre réellement dans l'action, les événements s'enchaînent, les autres personnages, même ceux qu'on croyait loin de notre pauvre Cripure, vont croiser d'une manière, plus ou moins proche, la route du philosophe et influer, plus ou moins fortement, sur son destin.
En résumé, un portrait haut-en-couleur d'un protagoniste qui ne l'est pas moins, une véritable plongée dans une galerie de personnages, gravitant autour de lui, d'une grande justesse, et un style sombre, souvent perturbant pour ce roman qui mérite complètement d'être sorti de l'oubli pour être considéré à sa juste valeur, à savoir une oeuvre immense.
Tant qu'il avait cru mépriser le monde, comme il avait été fort ! Mais
le monde se vengeait. Cripure mesurait aujourd'hui combien il lui
avait été facile de se poser en adversaire. Désormais, cette attitude
n'avait plus aucun sens. L'aventure humaine échouerait dans la
douleur, dans le sang. Et lui, qui avait toujours prétendu, comme à
une noblesse, vivre retranché des hommes et les mépriser, il
découvrait que le mépris n'était plus possible, excepté le mépris de
soi.