Il s'agit d'un travail érigé dans le cadre du cours Méthodologie de Mémoire de Recherche, pour Mr. Labé à l'Université Lumière Lyon II. Ce dernier consiste en une note de lecture d'un texte au choix en rapport avec notre mémoire. Dans mon cas, le cinéma de Béla Tarr et l'esthétique contemplatif, d'un temps rallongé. J'ai décidé de me plonger dans la lecture complète du livre d'Andreï Tarkovski, et de faire une synthèse du chapitre "Fixer le temps".

Andreï Tarkovski est un réalisateur soviétique ayant réalisé environ 7 longs-métrages entre les années 60 et 80. Il a notamment réalisé certains chefs d’œuvres comme Stalker (1979) et Solaris (1972), des films complexes en apparence, ne cherchant finalement qu’à retranscrire la psychologie des personnages, leur mémoire et leurs réflexions. [...] Andreï Tarkovski a réalisé la majorité de ses films sous l’URSS, avant de quitter son pays au début des années 80 pour y tourner ses deux derniers films, Nostalghia (1983) en Italie et Le Sacrifice (1986) en Suède. Il meurt en 1986 en France, des suites d’un cancer du poumon, sans jamais être revenu en Russie. Deux ans auparavant, en 1984, il écrit et publie son ouvrage Le Temps Scellé. A l’intérieur, il y expose plusieurs de ses pensées sur le cinéma. Entre autres, on retrouve des réflexions sur sa pratique du cinéma en tant que réalisateur, par l’écriture du scénario ou la direction d’acteur ; sur l’esthétique du montage, opposant rapidité et lenteur, des questions sur la réception de ses films par le public. Un ouvrage qui permet de comprendre le point de vue de Andreï Tarkovski sur son cinéma, ce qu’il recherche, et ce qu’il pense des nombreuses études faites à son sujet. Le livre nous donne l’impression de suivre les pensées de l’auteur, tant ces dernières peuvent glisser d’un point à un autre sur un même chapitre. Beaucoup d’interrogations, de doutes, mais aussi de certitude, bref de réflexions nous permettant de nous rapprocher de l’auteur et de sa vision du cinéma.


[...]


Andreï Tarkovski commence son chapitre [Fixer le temps] par une réflexion sur le temps. Il pose ce dernier comme la condition d’existence du « moi », du nous, de l’être humain. C’est ce qui permet à l’Homme de vivre, d’exister, de se réaliser, ou du moins ce dans quoi l’Homme se réalise. Le temps comme cause qui « féconde l’homme au sens moral », le laissant agir sur la durée pour se former, se concrétiser et exister dans les faits. Le temps passé nous est donné à voir à travers la mémoire, permettant de nous faire prendre conscience de nous-même.


[…] La conscience est tributaire du temps. Elle n’existe qu’à travers lui.

Le passé nous apparaît alors plus réel puisqu’il est irréversible, déjà marqué dans la mémoire. Il permet un retour sur nos propres expériences. Alors que le présent est instable, en constant changement.


Le temps que nous vivons se dépose dans nos âmes comme une expérience dans le temps.

En empruntant les réflexions du journaliste Ovtchinnikov, Andreï Tarkovski parle du terme Sabi, utilisé au Japon pour décrire la rouille, soit l’empreinte laissée par le temps. Sabi dénote une notion d’esthétique à travers ce temps passé, une forme de beauté. La mémoire est un thème beaucoup abordé par Andreï Tarkovski, notamment dans son film Le Miroir (1975) qui parle en partie de son enfance. Pour lui, le cinéma est comme la manifestation du Sabi, cette beauté du temps.


Ensuite, l’auteur part sur une réflexion sur le début de la création d’un film. [...]


Tout commence quand le regard intérieur de celui qui fait le film […] voit l’ambiance émotionnelle, mais qui devra tout entière se retrouver à l’écran.

L’idée du réalisateur est de garder les idées claires et de les porter jusqu’au bout. Faire confiance à son instinct, sa vision. Ces idées sont la représentation d’une interprétation du monde. Non pas la réalité, mais la compréhension d’une réalité. Pour Tarkovski, ce séquençage de la réalité, d’une histoire, qu’opère le cinéma par le découpage technique, est ce qui rapproche le plus l’art cinématographique de la littérature. Mais la différence entre visuel et mot est de taille, séparant ainsi le scénario du résultat final.


Evidemment, l’ouvrage du réalisateur soviétique pose cette question obligatoire : qu’est-ce que le cinéma ? Selon lui, le cinéma est à aborder comme l’outil qui permet de fixer le temps. Un temps figé qu’il nous soit possible de conserver de façon matérielle, dans des bobines de pellicules (ou sur des disques durs aujourd’hui). On arrête un geste dans le temps, on l’immortalise. Le temps est ce qui fonde les bases du cinéma, et c’est ce sur quoi Andreï Tarkovski a réfléchi tout au long de sa carrière.


Ensuite, l’auteur se pose la question de ce qui amène les gens au cinéma. Pour lui, c’est une question de maîtrise de soi, une recherche de paix intérieur.


Je crois que la motivation principale d’une personne qui va au cinéma est une recherche du temps : du temps perdu, du temps négligé, du temps à retrouver.

C’est la recherche d’une expérience de vie rallongée par la puissance esthétique du cinéma. Aller au cinéma, c’est prendre un temps d’arrêt pour vivre une autre vie, celle du protagoniste. Ce passage se rapproche beaucoup de mes réflexions actuelles sur le cinéma contemplatif. Le cinéma contemplatif vient appuyer sur ce temps d’arrêt par une lenteur éprouvée. Le travail du réalisateur est de sculpter ce temps. C’est éliminer par le montage ce qui ne convient pas comme le ferait un sculpteur avec un bloc de marbre. Ou au contraire garder ce qui correspond au rythme souhaité Le travail de l’artiste est une opération de sélection.


Andreï Tarkovski réfléchit ensuite à la notion de chronique au cinéma. C’est l’ordre idéal pour l’art cinématographique afin de recréer le réel. En parlant d’une expérience de vie autour de l’enregistrement et la réécoute d’une conversation, le réalisateur traite de la difficulté à recréer ce réel pour le cinéma. L’idée est de :

Sélectionner et […] monter l’enchaînement des faits comme s’il était possible de savoir, voir et entendre tout ce qui se passe entre chacune d’eux, et de saisir la continuité qui les relie.

Il s’agit donc de trier, de choisir, et de récupérer ce qui semble le plus important dans un temps donné. Placer un protagoniste dans un environnement, parmi d’autres personnages, le mettre en relation avec eux, le faire évoluer. Andreï Tarkovski parle d’un cinéma dit « poétique », qui s’éloigne des conventions du concret de la vie réelle, tout en restant cohérent dans sa construction. Mais Tarkovski refuse le symbole.


Si le temps surgit au cinéma dans la forme du fait, celui-ci ne peut se révéler autrement que par son observation directe.

Ce qui fait donc que l’image cinématographique est l’observation même de ces faits, ces gestes, ces actions, dans le temps. Il faut chasser ce qui nuit à sa fluidité, ne pas entasser des plans qui semblent hors du temps.


Revenant sur la question de la chronique, Tarkovski aborde le montage séquentiel, qui permet la succession logique des plans entre eux. Le cinéma muet a eu tendance à rajouter des plans afin de nous faire comprendre une action. Aujourd’hui, le cinéma doit chercher à se défaire de trop montrer. Le réalisateur fait une distinction entre deux termes qu’il expose. D’un côté les conventions naturelles, servant de base à la spécificité d’un art, et les conventions artificielles, créées de toute pièce, se rapprochant des clichés. La représentation au cinéma se veut naturaliste, soulignant ici une forme émotionnelle de l’image. Pour Andreï Tarkovski, le cinéaste se doit de filmer le réel. Un réel qui peut s’incarner par la représentation du rêve, tant que ce dernier se réalise de façon réaliste, sans artifice de montage. L’idée est d’exprimer par l’image ce qu’il y a de plus concret, sans même s’attarder sur les symboles. Nous lisons les images selon notre compréhension, notre appréhension du monde, mais rien ne doit venir dicter ces symboles à l’origine. Il faut laisser le temps aux faits de se produire, dans la coïncidence la plus pure.


Plusieurs notions sont évoquées à la suite dans le chapitre, s’éloignant par instant de la question du temps, nommée par le chapitre. Andreï Tarkovski parle notamment de mise en scène. [...]


Il s’agit avant tout de la disposition et du mouvement des objets dans leur relation avec la surface de l’image.

Cela permet de révéler le sens d’une action en cours, mais aussi la dimension psychologique des personnages, leur intérieur. Les acteurs ne sont pas placés au hasard, se déplacent selon une logique propre à la séquence. Ensuite, le réalisateur soviétique revient sur la question du scénario, qu’il définit comme un produit semi-fini. Ce n’est qu’une des nombreuses écritures d’un film, en plus du découpage technique et du montage. Dans l’écriture, il faut savoir s’abstenir de détails trop littéraires, car seul l’image compte. Il dit ceci :

Le véritable scénario, selon moi, n’est pas celui qui vise à produire une impression définitive sur son lecteur, mais plutôt celui dont l’auteur a prévu la transformation en film, sachant qu’alors seulement son œuvre atteindra sa forme définitive.

Pour Andreï Tarkovski, ce qui manque au scénario contemporain, c’est un approfondissement de la psychologie, une manière de comprendre l’état d’âme de chaque personnage à chaque instant, afin de comprendre ce qui les mène d’un lieu à un autre. La plasticité d’un film dépend de l’état d’un personnage à l’image. Les mots ne servent finalement à rien, car ils sont superficiels, contredisant parfois les véritables intentions. C’est pour cela que les deux doivent collaborer. Cette interaction entre la mise en scène et la parole, Andreï Tarkovski la surnomme l’image-observation.


[...]


Il faut donc se détacher des clichés, et offrir quelque chose d’unique, de profond. Il s’agit de montrer l’événement, non pas notre regard sur ce même événement. L’attitude de l’auteur ne doit être visible qu’une fois le film entier visionné. Le cinéma doit pouvoir aborder les grands problèmes de son temps, qu’il doit chercher à se comprendre, à comprendre son propre médium.


[...]

noireau299

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