Depuis Le pingouin, la lecture des romans d'Andreï Kourkov ne cesse d'être un délice de gourmet, y compris quand l'auteur s'attaque à des sujets"sérieux", comme dans Les abeilles grises qui éclaire d'un jour différent des médias la situation de guerre en Ukraine. En l'occurrence, il a choisi un héros, Sergueïtch, apiculteur de profession, qui vit dans un drôle de no man's land, un petit village coincé sur le front entre l'armée ukrainienne, d'un côté, et les séparatistes prorusses, de l'autre. S'il lui faut faire attention aux obus ou aux snipers, c'est aussi de dénuement que souffre notre homme, sans électricité et sans possibilité de ravitaillement, et également de solitude, nonobstant la présence d'un deuxième habitant dans le village, lequel est depuis l'enfance son ennemi intime et professe des opinions opposées aux siennes. L'été venant, l'apiculteur va quitter provisoirement sa maison pour permettre à ses abeilles de butiner hors d'une zone de guerre et entreprendre un road-trip périlleux qui le mènera jusqu'en Crimée, où il fraternisera avec des Tatars. Le camp de Sergueïtch et de Kourkov, c'est une évidence, c'est celui de la paix et de l'humanité, pas celui du désordre et de la violence qui règnent en cette partie du monde et qui contrastent avec la société organisée et industrieuse des abeilles que le roman s'attache, de fort poétique manière, à nous faire redécouvrir. Kourkov n'a pas son pareil pour souligner l'absurdité du monde au gré de situations surréalistes ou picaresques qui font parfois ressembler Les abeilles grises aux ouvrages du regretté Arto Paasilinna. Autant dire que l'on ne s'ennuie pas un seul instant et que l'on s'esclaffe souvent en compagnie de notre apiculteur un brin candide qui traverse des zones dangereuses sans tout à fait se rendre compte des risques encourus. Plusieurs titres de livres de Kourkov incluent un titre d'animal (pingouin, caméléon, truite, abeilles), ce qui n'est pas un hasard : les bêtes ont souvent plus de bons sens que les humains, non ? C'est en partie, avec un sens de l'humour exquis, ce qui fait le miel des livres du grand conteur qu'est Andreï Kourkov.