Qui sait, il se peut que la vie soit la mort et que la mort soit la vie.
Euripide
Écrire sur Dostoïevski m'est tout aussi insupportable qu'il est insupportable pour l'homme du sous-sol de tenir un raisonnement cohérent, plein de clarté. Écrire et analyser c'est figer, figer les flux qui justement ne se laissent jamais figer. Un profond tiraillement nous tracasse lorsqu'il est question d'artiste, écrivain qui nous sont intimes : nous avons envie d'en parler, mais aussitôt partagé, la tristesse nous envahit car nous avons trahi son secret qui est la plupart du temps mécompris. Mais le secret est conçu pour être révélé car à force d'en accumuler nous n'arrivons plus à supporter cette pression qui nous étouffe : nous devons le dévoiler au plus grand nombre quand bien même on se sentirait désespéré par la mécompréhension générale, car qui sait ? nous ne connaissons pas la puissance résonnante des mots, cette résonance qui ressurgit des années plus tard comme une vérité retentissante. La vérité retentissante chez Dostoïevski provient du sous-sol, elle provient toujours du sous-sol et seuls les fous sont capables de la saisir immédiatement, mais comme les fous sont raillés, les autres ne la comprendront seulement quand il sera trop tard quand le sol tremblera, se disloquera en deux pour les enchainer dans l'abîme de l'enfer. Cette vérité retentissante se matérialise par un cri terrifiant baconien où celui-ci lutte contre les lignes verticales euclidiennes pulvérisant le corps qui est contraint à être dans le statisme pour ne laisser que cette gueule bestial d'un homme qui n'a plus que le cri pour exprimer sa liberté, son existence. Voilà deux grandes vérités : les lignes verticales euclidiennes et le cri d'un être humain, à vous de choisir laquelle vous préférez.
Dostoïevski est un écrivain qui engendre chez ses lecteurs l'effervescence. C'est une chose à laquelle je suis confronté quotidiennement depuis que j'ai lu ses œuvres riches et foisonnantes pour lesquelles une vie entière ne suffirait jamais à les appréhender totalement. Dostoïevski conviendra à ceux qui ne parviennent pas à catalyser leur effervescence. Pire encore, en le lisant, l'effervescence s'exacerbe pour aboutir à un court-circuit : le paradigme euclidien du 2 + 2 = 4 n'a pas été respecté dans la machine, ainsi elle est totalement en roue libre. Bravo ! Vous avez choisi le cri d'un être humain, mais je vous préviens, vous allez profondément souffrir, vous allez encore plus souffrir que ceux qui ont accepté les lignes euclidiennes dont la souffrance a néanmoins été programmée par lesdites lignes. Votre souffrance est un désir de transcendance voire la manifestation même de la transcendance. Dostoïevski inverse l'allégorie de la caverne : désormais il n'est plus question de s'extirper de l'illusion des ténèbres pour atteindre la lumière de l'essence des idées mais qu'au contraire, nous allons rester bien gentiment dans nos ténèbres où précisément le champ du devenir n'est pas meurtri par de quelconque essence pétrifiante ou à l'inverse nous allons faire tout notre possible pour sortir des ténèbres des idées, sortir du néant des essences pour enfin palper la lumière du devenir, enlacer cette transcendance qui nous manquait : Dieu. Un homme sans le besoin viscéral de transcendance est voué à se perdre dans le vice le plus profond, mais jamais il ne sera condamné : il n'existe pas de fatalité chez Dostoïevski. Le désir de rédemption surgit toujours chez l'auteur comme une illumination et le suicide, bien que pensé, n'est quasiment jamais choisi. Pourtant nous verrons que celui-ci a déjà été effectué notamment dans Les Démons et Les Frères Karamazov. Des suicides qui impliquent paradoxalement une profondeur ontologique qui souvent s'étend à l'échelle sociétale ou qui révèle un indice crucial sur la société. Chaque personnage de ses romans, du moins ses personnages les plus singuliers, possède une aura du regard qui se révèle en chaque lecteur, un regard sporadique surgissant par nécessité. Réunis, ces regards forment tantôt un portrait familial mythologique (Les Frères Karamazov), tantôt un tableau représentant les enfers aux perspectives très étranges qui semble perdre de vue une troisième dimension (Les Démons) à l'image de la paranoïa de Richard Dadd et de son chef d’œuvre inachevé. Un tableau où tous les démons sont reliés, ils occupent tous une place, un environnement respectif et dans ce tableau cosmique, ils communiquent ensemble et engendrent une idée toujours double grâce à un va-et-vient de leur communication. Prenons quelques regards parmi les plus éloquents : Kirilov et Chatov ne cessent de nous regarder et de nous lancer un cri profond et terrifiant, ce n'est pas le même type de cri tout comme leur regard est différent. L'un, caché dans un coin incongru et exigu, nous fixera longuement d'un regard rouge tranquille et silencieux avant de nous stupéfaire par un cri soudain profondément bestial, tandis que l'autre braquera sur nous lecteurs des yeux angéliques et frénétiques remplis de larmes avant de lancer un cri au ciel, à Dieu, un cri dans lequel se mêlent à la fois souffrance et interrogation. Le cri de l'affirmation de la négation absolue contre le cri de la lumière torturée.
Les personnages dostoïevskiens contiennent une récurrence spatiale : pour la plupart, ils vivent dans une demeure exiguë et quand factuellement elle ne l'est pas, on n'arrive pas à se l'imaginer autrement dû à ce mouvement d'intériorisation psychologique qui rend l'espace, aussi immense soit-il, illusoire. C'est ainsi que, juste avant d'entrer chez Tikhone, Stavroguine ne cesse de regarder le sol, comme s'il faisait abstraction de l'espace autour de lui. Ou encore Kirilov qui, dans sa chambre et sa solitude sciemment choisies, doit certainement se représenter sur le sommet d'une tour tel un « stylite » tout en étant son propre Dieu, pensant que personne ne peut l'influencer. Mais pourquoi vivent-ils ainsi ? Pourquoi restreignent-ils leur corps dans un espace aussi étouffant ? Parce que, telle une étoile en fin de vie, ils engendrent une implosion et pendant ce processus tout rapport à l'espace devient illusoire et donc risible, que voulez-vous que fasse une petite chambre à un esprit aussi large que celui d'un Raskolnikov pour qui la chambre avec le temps, sous l'effet de contraction du corps produit par l'implosion, devient trop grande. Pourtant me rétorquera-t-on que celui-ci ne cesse de bouger, de sortir, de faire des va-et-vient, n'est-ce pas le signe d'une sensation d'étouffement engendrée par la chambre ? Non pas tout à fait : si Raskolnikov ne cesse de sortir et de revenir, ça n'a rien à voir avec l'étouffement (du moins, s'il y a étouffement, celui-ci n'est pas engendré par la chambre), c'est parce que c'est devenu un électron libre (par libre il faut entendre que le mouvement est chaotique) et que par conséquent il est nécessaire pour cet électron de créer un mouvement vers le dehors, vous auriez mis un mur devant lui qu'il finirait par le détruire (ou pas, mais auquel cas il y aurait eu un effort intarissable). Mais avant de devenir un électron libre, Raskolnikov était une étoile sur le point d'imploser, la question qui se pose désormais c'est qu'est ce qui a engendré cette implosion ? Nous n'aurons jamais la réponse. Est-ce que l'implosion s'est produite avant ou après le crime ? Nous ne le savons pas non plus. Dans quelle mesure cette implosion transforme-t-elle la société ? Cela dépendra de son effet. Ces personnages sont pour la plupart ce qu'on appelle des hommes souterrains et, comme on l'a précisé, chaque homme souterrain possède sa singularité. Je parlais plus haut d'étoile sur le point d'imploser, mais ce n'est pas toutes les étoiles qui implosent : Stavroguine n'a pas implosé, pour lui il y a bien eu une contraction du corps, mais elle n'a pas abouti à l'effet auquel beaucoup s'attendaient ou du moins soupçonnaient. Une implosion manquée car rétractée (reniée). Scientifiquement parlant, ça doit surement n'avoir aucun sens et je le fais exprès. Dostoïevski se moque de la science, car l'homme ne peut se réduire à un électron. Comme tous les autres hommes souterrains, Raskolnikov combat les évidences (admises par tous) plus ou moins consciemment en commençant par nier sa nature d'électron et il y parvient en se posant une question existentielle fondamentale : l'idée de Dieu détruite, serions-nous prêt à endurer le caractère arbitraire de la vie ? Si non, ne vaudrait-il pas mieux encore se soumettre à la destinée divine ? Et comment avec ses cendres dans nos mains ? Mais ce que Dostoïevski prépare pour lui est indiciblement plus grand que ces inepties binaires athéistes raskolnikoviennes.
Parmi ces hommes souterrains qui combattent consciemment ou non les évidences (car il y en a qui les ont (plus ou moins) admises mais qui en souffrent, on parle dès lors de lutte intérieure : Ivan Karamazov, Chatov, Stepane Verkhovenski...), vous avez ce qu'on appelle l'homme souterrain originel, celui qui a permis la naissance de ses fils. Cet homme souterrain originel qui n'a aucun nom et dont l'identité nous restera inconnu c'est celui des Carnets du sous-sol. Pour comprendre ses successeurs, il faut revenir sur leur créateur. Les Carnets du sous-sol est la pierre angulaire de ses plus grands romans. Ainsi comme nous l'avons déjà évoqué, le sous-sol figure comme un espace centrale de ce court roman, ici plus que jamais puisqu'il lui octroie l'intitulé. Certains diront qu'il est étrange de parler d'origine étant donné que Les Carnets n'est pas son premier roman, il est vrai. Nous pouvons facilement retourner à des origines plus antérieures que ce soit avec Les Nuits Blanches ou Le Double, mais Dostoïevski reste encore au stade de nouvelle sentimentale ou d'histoire fantastique qui ne développe pas à proprement parlé la portée philosophique de l'homme souterrain, celui-ci nait vraiment à partir des Carnets du sous-sol qui témoigne d'une transition cruciale dans les convictions de l'écrivain. Une transition fulgurante qui apparait après son bagne. En effet, Dostoïevski côtoyait le cercle Petrachevski réputé pour arborer des idées militantes progressistes parfois assez radicales comme l'anarchisme. Le cercle Petrachevski est arrêté par le Tsar et condamné à la peine de mort. Dans l'arrestation il y avait, bien-entendu, Dostoïevski. Mais juste avant l'exécution, on nous annonce que c'était un coup de théâtre et qu'à défaut de se faire exécuter, le cercle est déporté au bagne en Sibérie. Commence alors une longue errance existentielle qui dure 5 ans, mais celle-ci ne s'arrête pas et se prolonge jusqu'à l'année 1867, période durant laquelle il voyage en Europe (1862), joue à la roulette et vit la mort de sa femme Maria Dmitrievna puis son frère Mikhaïl Mikhaïlovitch en 1864. C'est l'année de publication des Carnets du sous-sol. C'est dans cette errance que nait l'homme du sous-sol. Que pouvons-nous dire sur l'homme souterrain originel ? Voilà une tache et non des moindre, car nous avons affaire à ce qu’Édouard Girard appelait un roman OVNI. Il est difficile de se prononcer sur ce roman tant il est parcouru par d'innombrables contradictions. À ce propos, Léon Chestov dira :
Les vérités du genre de celles qui apparurent aux yeux de l'homme souterrain sont telles, de par leur origine même, qu'on peut les énoncer, mais qu'il n’est pas nécessaire, qu'il est impossible même d’en faire des vérités bonnes dans tous les cas et pour tous. Celui-là même ne peut en prendre possession qui les a découvertes. Dostoïevski lui-même ne fut pas certain, jusqu’à la fin de sa vie, d’avoir véritablement vu ce qu’il avait décrit dans la Voix souterraine.
Malgré toute la difficulté de la démarche, tentons néanmoins de structurer nos propos et d'appréhender la voix souterraine. Les Carnets du sous-sol est composé de deux parties mises en évidence par l'auteur, mais nous pouvons en voir une troisième. La première partie est abstractive, la seconde confronte la psychologisation à la réalité matérielle, enfin la troisième garde les caractéristiques de la seconde mais dans un contexte plus surréaliste. Si les deux dernières parties sont très intéressantes, on se focalisera surtout sur la première.
La première partie est donc abstractive à tous les niveaux, que ce soit à l'échelle de l'individu qui parle à la première personne, que les idées qu'il énonce sous forme d'élucubration. Tout ce que nous savons de cet homme du sous-sol c'est qu'il a été un assesseur de collège, qu'il vit à Petersbourg et qu'après avoir touché un héritage il s'est reclus dans son sous-sol avec une servante (dont on ne sait rien du tout). Voilà les seules caractéristiques que vous trouverez dans la première partie qui décrivent cet homme. Maigre description ? Mais permettez-moi de vous expliquer que de description, il n'y en a en réalité aucune : premièrement, notre personnage est un « assesseur de collège », c'est à dire un fonctionnaire qui siège à côté d'un autre pour l'assister dans ses fonctions. Une personne qui assiste, supplée quelqu'un c'est à dire qui n'existe que comme personne secondaire, qui ne ne peut pas agir directement sur une situation sans passer par le fonctionnaire principal, il ne peut que surveiller et éventuellement délibérer avec lui mais n'imposera aucune décision finale. Nous avons donc une personne qui reste toujours à distance n'émettant qu'une voix secondaire, c'est une personne quasiment invisible. Ce fantôme vit à Petersbroug et comme le dit notre personnage : Petersbroug est « la ville la plus abstraite et la plus préméditée de la planète », c'est une ville mutilée car tiraillée entre une culture européenne et slave russe (son Musée de l'Ermitage le démontre bien) d'où cette qualification de « ville abstraite », une ville à l'identité multiple, qui a plusieurs visages et dès lors difficilement pénétrable. Enfin, notre personnage dit avoir touché un héritage de 6 000 roubles, mais cet héritage on n'en sait strictement rien si ce n'est qu'il a été octroyé par de « lointains parents », donc non seulement nous savons rien de ce détail matériel important qui conditionne notre vie, mais pire encore, ce détail matériel accroit l'abstraction du personnage puisqu'en effet celui-ci grâce à cet héritage se reclus davantage de la société en habitant dans un sous-sol, voilà un détail très paradoxale dont l'homme fait de ce mot "paradoxale" son étendard. Nous avons donc une mise en abime de l'abstraction : un homme dans une ville abstraite qui vit dans une demeure (le sous-sol) quintessentiellement abstraite. Ce processus d'abstraction a pris 20 ans et se poursuit à l'heure où le personnages écrit son carnet, ce processus a commencé aux alentours de ses 20 ans jusqu'à maintenant, c'est à dire 40 ans. Partant de là, les idées issues du personnage sont naturellement à l'image de ses conditions de vie : abstraites. Pourtant, nous allons voir que les idées ne sont pas si absconses (du moins pas toutes) et forment même une philosophie très concrète qu'on pourrait appeler une « philosophie de l'anti-philosophie ». Deleuze évoquait l'idée qu'on devrait apprendre à sortir de la philosophie par la philosophie et Dostoïevski figure parmi ces rares "philosophes" qui se sont risqué à explorer cette question ce qui lui a très certainement valu l'inconsidération du statut de philosophe. Mais ce n'est pas la seule raison, n'oublions pas que Dostoïevski est avant tout un écrivain, ancré dans un champ littéraire, il obtient ce statut de philosophe un peu malgré lui ; n'ayant que très peu de connaissances philosophiques (d'après Léon Chestov, Dostoïevski pensait que la raison pure a été inventée par Claude Bernard), la matière philosophique émane par conséquent de son génie littéraire. Enfin, la troisième raison est que Dostoïevski est parcouru par beaucoup de paradoxes et de contradictions pour pouvoir échafauder une quelconque pensée philosophique et pourtant, comme nous allons le voir, nous partageons les regrets et l'incompréhension de Léon Chestov :
Il est vraiment étonnant que Dostoïevski, qui ne possédait aucune culture scientifique et philosophique, ait compris si juste en quoi consistait le problème fondamental, éternel, de la philosophie. Aucun manuel de philosophie n’étudie la Voix souterraine, nul ne cite même ce titre. Pas d’expressions étrangères, pas de terminologie scolaire ; le sceau académique y manque : ce n'est donc pas de la philosophie. Or, si jamais la critique de la raison pure fut écrite, c'est chez Dostoïevski qu'il faut aller la chercher, dans la Voix souterraine et dans les grands romans qui en sont issus.
Dostoïevski travaille ce que préconise Nietzsche, à savoir aller à l'encontre des pensées dominantes, celles qui osent croire à l'immuable. Une de ces pensées dominantes consiste à hisser la raison par dessus tout, la raison comme seul moyen par lequel on élève l'esprit au rang de l'éternité (des idées notamment). Dès lors, comme le dit Chestov, on ne doit plus dire « Dieu c'est l'amour » mais une version plus assagie et raisonnable « l'amour c'est Dieu ». Dieu n'est donc plus cette puissance spontanée qui transfigure nos rapports sociaux, environnementaux, mais une donnée objective secondaire que nous circonscrivons dans un champ limité des concepts, de la science. En outre, la raison assassine l'idée de Dieu par l'amour qu'elle porte pour lui. Et notre homme du sous-sol dans tout ça ? Comme il le dit lui même : « je suis suffisamment instruit pour ne pas être superstitieux, mais je suis superstitieux ». L'homme du sous-sol est assez instruit pour ne pas croire aux mythes fondés sur l'ignorance et le mensonge sans pour autant nier l'idée de Dieu (construite par la raison). Cela a une conséquence viscérale : le tiraillement existentiel. Ce tiraillement constitue un des principaux symptômes de la mystérieuse maladie de l'homme du sous-sol, maladie qu'il expose dès le début du roman : « Je suis un homme malade ...» suivi de pas très loin d'un « Je crois que j'ai quelque chose au foie » puis « J'ai mal au foie », assez ironique pour la langue française quand on y pense, le fait que la traduction de « petchen » soit aussi un homonyme de « foi » quand on tient compte de la xénophobie de Dostoïevski et de l'exécration qu'il éprouve à l'égard du catholicisme profane européen. Ainsi, l'homme du sous-sol est un croyant torturé, un croyant-athée, en perpétuelle tension, incapable de mettre un pas définitif dans l'un ou l'autre camp sans ressentir toutes les contradictions qu'ils contiennent : constater le mensonge des mythes entraine l'abolition de toutes leurs pratiques socio-culturelles (qui luttent par essence contre les lois absurdes de l'univers) et construire l'idée de Dieu par la raison c'est être en faveur d'une uniformisation des pratiques voire en l'absence même de pratique car toute pratique culturelle liée à la divinité, construite par la raison, entraine nécessairement son absurdité pratique et nous nous bornons aux lois (absurdes) de l'univers (que faire ? Cette question est aussi le titre d'un roman de Tchernychevski duquel Dostoïevski s'inspire pour l'écriture effrénée des Carnets du sous-sol). Dès lors il se passe une forme d'inertie engendrée par la raison, cette inertie est son deuxième symptôme principal.
Ces deux symptômes le mèneront à plusieurs constatations et à élaborer deux types d'individus : les « hommes à la conscience accrue » et « les hommes d'action ». L'homme du sous-sol fait partie des premiers, ceux qui souffrent de leur conscience accrue. La conscience accrue (sœur jumelle de la raison) engendre donc l'inertie, cette inertie comment se matérialise-t-elle ? L'homme du sous-sol nous donne des éléments de réponses et nous aurons la confirmation de ses dires dans la deuxième partie du livre. L'inertie et le tiraillement sont les deux faces d'une même pièce, l'une entraine l'autre et vice versa. Ces deux symptômes engendrent, comme nous l'avons évoqué plus haut, la réclusion et donc l'isolement social. Ils participent ensuite à modeler le corps et l'esprit de l'homme de sorte à ce qu'il devienne qu'une masse informe, une raison planante méconnaissable ou plutôt qui se fond dans la masse sans que personne ne le remarque mais non pas parce qu'il serait aussi identique que les hommes d'action, mais parce que l'homme à la conscience accrue atteint la partie maudite de l'omniscience laquelle fige tout devenir et crée un corps transparent que personne remarque et lorsqu'on le remarque l'homme d'action spontané se sent désarçonné par son regard pétrifiant, ne sachant pas comment interagir avec lui :
Non seulement je n'ai pas su devenir méchant, mais je n'ai rien su devenir du tout : ni méchant ni gentil, ni salaud, ni honnête – ni un héros ni un insecte. Maintenant que j’achève ma vie dans mon trou, je me moque de moi-même et je me console avec cette certitude aussi bilieuse qu'inutile : car quoi, un homme intelligent ne peut rien devenir – il n'y a que les imbéciles qui deviennent. Un homme intelligent du XIXe siècle se doit – se trouve dans l'obligation morale – d'être une créature essentiellement sans caractère ; un homme avec un caractère, un homme d'action, est une créature essentiellement limitée. C'est là une conviction vieille de quarante ans.
Cet état informe de l'homme du sous-sol nous sera concrétisé à plusieurs reprises dans la deuxième partie durant laquelle il tentera de mettre un bâton dans les roues de l'ordre, mais il restera malgré tout assujetti à cet état informe, fantomatique qu'on ne peut reconnaitre. C'est notamment le cas lorsqu'un officier, gêné dans son chemin, écarte l'homme du sous-sol tel un insecte qu'on n'a pas remarqué, mais celui-ci par lâcheté ou plutôt comme il dit par « manque de courage moral » a préféré de « s'effacer rageusement ». Mais il parvient à trouver une vengeance : l'officier ne cesse de passer sur le Nevski a une heure précise, il n'aura plus qu'à le heurter de l'épaule. Cette éventualité le tracassera des journées et nuits entières mais il y parviendra avec succès. Mais le moment le plus éloquent de son invisibilisation réside dans sa participation à célébrer le départ d'un ami haut gradé avec d'anciens camarades d'école. Déjà que son initiative a été perçue avec un grand étonnement au vu de ses conditions matérielles pauvres à cette époque, mais durant la célébration, l'homme du sous-sol ne cesse pas d'être ignoré et lorsqu'il commence à porter un toast il arrive à peine à parler ne sachant plus s'il voudrait exprimer une raillerie subversive ou un compliment sincère. À mesure qu'il se ridiculise de son insignifiance monte en lui la puissance du ressentiment qui le poussera à retrouver ce haut gradé Zverkov pour le gifler.
Pourtant la réalité est plus crasse que ce que l'on écrit ici. Si en effet l'homme souterrain s'abstrait de plus en plus, il n'est pas si informe que cela. Il l'est peut-être spirituellement, mais le corps et l'environnement deviennent de plus en plus insalubres comme s'ils commençaient à se putréfier. Le lecteur se révoltera d'un tel mode de vie et demandera à cet homme : ne souffrez donc vous pas assez pour ne pas essayer ne serait-ce qu'un peu de sortir de cette déchéance ? La Voix souterraine souffre, oui, mais paradoxalement elle tire de cette souffrance une jouissance presque mystique aussi mystique que lorsque l'homme d'action s’aplatit sur le mur du 2 + 2 = 4. À cette question, Chestov évoque des idées intéressantes :
Le « souterrain », ce n'est pas du tout cette niche misérable où Dostoïevski fait vivre son héros, et ce n'est pas, non plus, sa solitude, qui n'aurait pu être plus complète sous la terre ou au fond des mers, pour parler le langage de Tolstoï. Au contraire, cela il faut le répéter toujours, Dostoïevski recherche la solitude pour s'évader, pour essayer de s'évader du souterrain (de « la grotte » de Platon), où tous doivent vivre, que tous considèrent comme le seul monde réel, comme le seul monde possible, c'est-à-dire justifié par la raison. C'est ce que nous observons aussi chez les moines du moyen âge. Ils haïssaient par-dessus tout cet équilibre spirituel que la raison considère comme le but suprême de la vie terrestre. L'ascétisme n'avait nullement pour objet de combattre la chair, comme on le pense généralement. Les moines, les ermites voulaient avant tout s'arracher à cette « omnitude » dont parle l’homme souterrain de Dostoïevski, à cette conscience commune que le vocabulaire scolaire, philosophique, dénomme « conscience en général ». [...] Ignace de Loyola formule ainsi la règle fondamentale des Exercices spirituels : « Plus l'âme se reconnaît séparée et solitaire, plus elle devient capable de chercher et de connaître son Créateur et Seigneur. » La conscience commune, l’omnitude, voilà l'ennemi principal de Dostoïevski, cette conscience commune en dehors de laquelle les hommes ne peuvent concevoir l'existence. Aristote avait déjà dit : l'homme qui n'aurait besoin de personne serait Dieu, lequel possède tout en soi, ou bête fauve.
Dieu ou une bête ? C'est la question existentielle fondamentale qu'a transmis l'homme souterrain originel à deux de ses fils : Raskolnikov et Kirilov. Mais selon Chestov :
N'est-il pas évident, en effet, que l'homme peut se transformer en bête fauve, mais qu'il ne lui est pas donné de devenir un dieu ? [...] Mais attendez de triompher : lisez les livres, les confessions des plus grands saints ; tous, ils se considéraient comme des êtres les plus horribles (toujours ce superlatif), les plus vils, les plus faibles, les plus stupides de la création. Saint Bernard, sainte Thérèse, saint Jean de la Croix, tous les saints avaient jusqu'à leur dernier souffle horreur de leur néant, de leurs fautes.
Ainsi l'homme dans sa soif de transcendance ne peut devenir qu'une bête monstrueuse. Mais jusqu'où peut-il devenir une bête ? Pour cela, il nous est nécessaire de passer par quelque description. Dans la troisième partie que nous avons qualifiée de surréaliste, l'homme du sous-sol, alors qu'il était à la recherche de Zverkov pour lui mettre une gifle, rencontre par hasard une jeune femme se nommant Lisa. On passera les détails, mais Dostoïevski nous insère dans un décor qui s'assombrit et nous isole davantage du monde pour mettre l'accent sur ce qui se joue entre eux. L'homme du sous-sol comprend qu'il s'agit d'une prostitué et, malgré ses paroles désespérantes mais « livresques », agit comme un « héros », terme qu'il emploiera avec dégout et regret plus tard. En effet, durant cette discussion, l'homme souterrain ne cesse de conscientiser le caractère théâtral de ses monologues sans lequel il n'arrive pas à s'exprimer :
Je sentais que mon discours était lourd, maniéré, livresque même, mais je ne connaissais rien d’autre, moi, que les “livres”.
La raison de l'homme souterrain sonde si parfaitement l'âme de Lisa qu'elle finit par éclater en sanglots étouffés :
J’avais senti depuis longtemps que je lui avais retourné toute son âme, que je lui avais brisé le cœur littéralement, et plus je m’en persuadais, plus vite et plus fort je cherchais à atteindre mon but. Le jeu, le jeu qui m’entraînait…
Se rendant compte de l'horreur qu'il a engendrée et ne sachant pas comment calmer ses sanglots, il panique et se précipite de sortir. Mais avant de partir il lui donnera son adresse tandis qu'elle, soudainement, dans une illumination, s'empresse de lui faire lire une lettre qu'elle a gardée tel un trésor, lettre qu'il lit avec une certaine indifférence car sa raison a déjà saisi tout son caractère tragique. Il s'agit d'un potentiel amour, d'un étudiant qui pourrait l'estimer mais :
Cette lettre était certainement destinée à rester dans sa boîte, sans aucune suite. Mais, quelle importance ?
On sort du cadre surréaliste. Lorsqu'il rentre chez lui, commence des journées, des semaines voire des mois de torture. L'homme du sous-sol s'en voulait profondément à la fois d'avoir donné cette adresse et de lui avoir partagé toute cette « sentimentalité », tout ce mensonge. Et c'est au moment le plus inattendu et le plus ridicule que Lisa retrouve l'homme du sous-sol. Il est temps pour nous de citer le passage le plus terrifiant :
— Te sauver ! continuais-je, bondissant de ma chaise et courant de long en large dans la pièce. Mais te sauver de quoi ? Mais moi, peut-être, je suis pire que toi. Et toi, pourquoi tu ne me l’as pas renvoyé dans la gueule, quand je le lisais, mon sermon : “Dis donc, qu’est-ce que tu fais chez nous ? Tu viens faire la morale, ou quoi ?” Le pouvoir, c’est le pouvoir que je voulais, a ce moment-là, le jeu, c’est tes larmes que je cherchais, ton abaissement, une crise d’hystérie – voilà ce que je voulais à ce moment-là ! C’est moi qui n’ai pas tenu le coup, parce que je suis une ordure, j’ai eu la trouille, et Dieu seul sait pourquoi je t’ai donné mon adresse. Tellement qu’après, dès que je rentrais, déjà, je t’engueulais comme une charogne, pour cette adresse. Je te haïssais déjà, parce que je t’avais menti. Parce que, où je suis bon, c’est de jouer avec les mots, de rêvasser dans ma tête, et ce que je veux, en fait, c’est ça – que vous disparaissiez, voilà ce que je veux ! Je veux la paix. Pour qu’on me fiche la paix, moi, je donnerais toute la terre pour un kopeck – là, maintenant. Que le monde disparaisse, ou que je me prive d’une tasse de thé ? Je dirai que le monde disparaisse, et que j’aie toujours mon thé. Ça, tu le savais, oui ou non ? Bon, eh bien, moi, je sais que je suis un salaud, une fripouille, un égoïste, un fainéant. Trois jours j’ai tremblé de peur parce que je t’attendais. Tu sais ce qui m’inquiétait le plus, tous ces trois jours ? Que j’aie joué au héros devant toi, et toi, d’un seul coup, tu allais me voir dans ce peignoir miteux, misérable, dégoûtant. Je t’ai dit, tout à l’heure, que je n’avais pas honte de ma misère ; eh bien, sache-le, si, j’en ai honte c’est ça qui me fait le plus honte, la honte la pire, pire que si j’avais volé, parce que je suis vaniteux comme si j’étais écorché vif, et rien que l’air qui me passe dessus me fait crier. Mais, est-ce que, vraiment, même maintenant, tu ne devines pas que je ne te pardonnerai jamais de m’avoir trouvé comme ça, avec ce sale peignoir, pendant que je me jetais sur Apollon comme un petit chien méchant ? Celui qui te ressuscite, ton ex-héros, il se jette, un vrai roquet galeux, ébouriffé, sur son laquais, et l’autre, il lui rigole au nez ! Et cette crise de larmes, devant toi, que je n’ai pas pu retenir, comme une bonne femme en faute, jamais je ne te la pardonnerai ! Et ce que je t’avoue en ce moment, ça aussi, à toi, je ne te le pardonnerai jamais ! C’est toi, oui, c’est toi seule qui dois répondre pour tout, parce que tu t’es trouvée ici, parce que je suis un salaud, parce que je suis le ver de terre le plus répugnant, le plus risible, le plus minable, le plus stupide, le plus jaloux de tous les vers de terre du monde qui, tous, ne sont pas mieux que moi, mais qui, et Dieu seul sait pourquoi, n’éprouvent jamais de honte ; et moi, toute ma vie, je recevrai des pichenettes de la moindre charogne, et mon destin – c’est ça ! Mais qu’est-ce que ça me fait, si tu ne comprends rien de ce que je te dis ? Qu’est-ce que j’en ai à faire, hein ? dis, que tu sois, toi, oui ou non en train de crever ? Mais tu comprends que moi, maintenant que je t’ai dit tout ça, je vais te détester parce que tu étais là et que tu as entendu ? Pour une fois qu’on s’exprime dans la vie, et encore… sous l’effet de l’hystérie ! Qu’est-ce que tu veux de plus ? Qu’est-ce que tu as, à rester plantée là, devant moi, après tout ça, pourquoi tu me tortures, pourquoi tu restes ?
La raison est mise à nu par un ange qui malgré les tortures subies a toujours gardé son innocence. La simple présence de cette innocence est ignominieuse pour l'homme souterrain à tel point qu'il déraille complètement, il ne sait plus où se mettre, quoi faire, il la hait profondément parce que lui aussi par sa présence nauséabonde souille la pureté de l'ange, en le mettant à nu, il se rend d'autant plus compte du mensonge qu'il a érigé en elle en espoir. Il s'en veut d'avoir fait naitre en elle l'illusion de l'espoir. Mais la vérité c'est qu'il n'y a que des 2 + 2 = 4, des lois mathématiques, et qu'en entrant chez lui elle ne pouvait qu'y voir cette loi mathématique qu'il ne cesse de détruire. Pensant l'avoir assez dégouté pour qu'elle parte, il se produit quelque chose d'exceptionnel : elle a de la tendresse pour lui. Mais l'homme du sous-sol ne peut l'aimer :
D’abord, déjà, je ne pouvais pas l’aimer, parce que, je le répète, aimer, pour moi, cela signifiait tyranniser et dominer moralement. Toute ma vie, je n’ai même jamais pu imaginer une autre forme d’amour et j’en arrive à croire aujourd’hui de temps en temps que l’amour ne peut rien être d’autre qu’un droit volontairement donné à l’objet que l’on aime de nous tyranniser. Dans mes rêves de sous-sol, je ne me représentais jamais l’amour autrement que sous la forme d’une lutte, que je commençais toujours par de la haine et que je terminais par une soumission morale – puis je n’arrivais même plus à m’imaginer ce que je pouvais bien faire avec l’objet que je venais de me soumettre.
Non seulement sa raison l'a tellement dépravé dans sa conception unilatérale de l'amour, ce qui l'engouffre davantage dans son inertie puisque l'amour implique une domination mutuelle qu'il renie moralement, mais il avait conscience aussi que l'amour c'était déjà mettre un pas dans l'« omnitude », c'est à dire se fondre naturellement dans la « conscience générale ».
Durant cette longue souffrance qui n'en finit plus et qui trouve son apogée dans la longue tirade adressée à Lisa, on peut se demander légitimement si les deux symptômes combinés n'engendreraient pas chez l'homme du sous-sol une réaction de grande envergure telle que ... une implosion ? Sauf que voilà l'ironie, tout comme Stavroguine, l'homme souterrain originel n'implosera pas :
Bientôt nous inventerons un moyen pour naître d’une idée. Mais – ça suffit ; je n’ai plus envie d’écrire, moi, du fond de mon “sous-sol”…
Juste avant que le juge omniscient ne l'interrompe :
Pourtant, ce n’est pas là que s’achèvent les “carnets” de cet homme paradoxal. C’était plus fort que lui, il a continué. Mais il nous semble, à nous aussi, que c’est ici que l’on peut s’arrêter.
Il a continué ....
Durant l'écriture des Carnets du sous-sol Dostoïevski a vu quelque chose de si grand qu'il devait à tout prix s'arrêter et comme son personnage « reprendre son souffle ». Le court-circuit a été si dévastateur que Dostoïevski n'a pas pu s'empêcher de passer artificiellement par la régulation homéostatique de Claude Bernard (l'interruption de bon sens du juge omniscient). On reprend son souffle pour retrouver l'équilibre et repartir de plus belle, ce qui donnera les plus grands chef d’œuvres littéraires du fin 19e siècle ...
Il est temps pour nous aussi de mettre fin à notre critique.
Vraiment ? Non quelque chose ne va pas. Tout le long de nos écrits on a passé notre temps à figer ce qui ne peut être figé. Nous avons donné des caractéristiques précises à quelque chose qui ne peut fondamentalement pas en avoir comme l'a attesté Chestov. Et quoi ? On va s'arrêter sur des phrases aussi mièvres ? Et si tout notre flot d'idées n'était là encore qu'une preuve manifeste d'une raison toute puissante ? Et si toutes ces élaborations de notre raison ne seraient pas aussi friables que les cendres du Dieu que nous avons assassiné ? Une fois de plus Chestov a raison :
Ce qui se passe dans l’esprit de l’homme souterrain ressemble à la pensée bien moins qu’à autre chose ; ce ne sont pas non plus des recherches. Il ne pense pas ; il s’agite, désespéré ; il frappe de tous côtés, il cogne sa tête à tous les murs. Il s’enflamme sans cesse, il atteint les cimes les plus élevées pour se précipiter ensuite dans Dieu sait quels abîmes.
On a passé notre temps à élaborer des idées liées à la pensée de l'homme du sous-sol, mais des pensées il n'en a en réalité aucune ! Ce ne sont pas des pensées, c'est quelque chose d'indéfinissable. Tout comme la rationalisation de l'amour l'a trahi : si l'amour est une lutte mutuelle se terminant par la soumission, alors l'homme du sous-sol est bel et bien amoureux. Il n'a cessé de lutter contre Lisa pour être soumis à ses souvenirs plus d'une décennie plus tard !
Dans l'introduction j'ai présenté mes craintes de dévoiler les secrets que m'a confiés Dostoïevski et une fois de plus Chestov a saisi plus que quiconque mon problème intime par une interprétation qui nous renverse complètement notre représentation des choses :
Mais ce qui est extraordinaire, plus extraordinaire que tout ce que Dostoïevski nous a raconté jusqu’ici, c’est la fin du Songe d’un homme ridicule. Le héros du récit a renoncé au suicide, maintenant que la vérité lui a été révélée : « Or, maintenant je veux vivre, je veux vivre. Je levais les bras et invoquais la vérité éternelle ; non, je n’invoquais pas, je pleurais. L’enthousiasme, un enthousiasme débordant transportait tout mon être. Oui, vivre et enseigner ! Je résolus immédiatement de répandre cet enseignement et d’y consacrer ma vie. Je vais enseigner, je veux enseigner ; mais quoi ? La vérité, car je l’ai vue, vue de mes propres yeux, vue dans toute sa gloire. » Enseigner la vérité ! Je vais enseigner la vérité ! c’est-à-dire que j’en fais don à la conscience commune, laquelle, avant de l’accepter, exigera certainement qu’elle se soumette aux lois. Vous comprenez ce que cela veut dire ? Il a trahi la vérité éternelle qui lui avait été révélée et l’a vendue à son ennemi mortel. En songe, dit-il, il a débauché les purs habitants du paradis. Maintenant il s’empresse vers les hommes, pour accomplir, en pleine conscience, le même crime qui lui avait déjà fait horreur en songe.
L'homme ridicule a été piégé dans la contradiction : poussé à partager la vérité, il débauche la pureté avant que cette pureté, devenue débauche, ne débauche à son tour la vérité. Ces secrets sont avant tout une foi intime, individuelle, mais comment résister à la tentation de la partager à son prochain avec amour ?
J'ai passé mon temps à élaborer des inepties intellectuelles : abstraction, inertie, tiraillement, réclusion... mais tout ça au fond c'est faux, rien de plus faux, tellement faux qu'on devrait tout supprimer. Pourtant c'est toujours là, présent dans cette interface numérique en proie à une extinction proche et qui emmènera toutes ces futilités dans le néant, mais qu'espère-t-on donc ? Que ces écrits y retentissent alors que nous avons tout juste démontrer l'absurdité de la démarche ? Encore ce « démontrer », cette raison qui agit subrepticement comme le diable, mais je ne laisserai la dernière parole ni au diable ni au juge omniscient du bon équilibre ! Non le juge omniscient n'aura jamais la dernière parole, il ne fera pas son interruption, il n'y aura aucun équilibre, tout ça c'est déjà la signature de la mort, c'est l'homme du sous-sol qui aura la dernière parole :
Pour ce qui me concerne personnellement, tout ce que j’ai fait, c’est, dans ma vie, d’amener à la limite ce que, vous-mêmes, vous avez peur d’amener ne serait-ce qu’à la moitié, tout en prenant, en plus, votre lâcheté pour du bon sens – ce qui vous console, et qui vous berne. Si bien que, de nous tous, c’est moi, sans doute, qui ressors le plus “vivant”.