Lorsque l'on garde de Musil le souvenir des longs développements sur l'Action parallèle, le banquier Arnheim et les pyjamas d'Ulrich et Agathe, on a quelques difficultés à s'orienter à première vue dans Les Désarrois de l'élève Törless, roman d'abord plus conventionnel. Törless est envoyé dans un de ces pensionnats lointaines qui peuplent la littérature Mitteleuropéenne, il y rencontre des camarades (si l'on peut dire), et vit une expérience sadique qui rappelle les longs filons d'humiliation de la littérature russe (Dostoïevski en toute première position). Même en s'arrêtant aux aspects purement extérieurs de la narration, cette histoire simple n'est pas dénuée d'intérêt.
Les Désarrois de l'élève Törless surprennent toutefois davantage par l'articulation qu'ils opèrent entre les explorations chirurgicales de la psychologie du personnage (ce en quoi Musil annonce ses virtuosités futures) et l'argument du récit. Törless est un adolescent, et travers en tant que tel une période de formation ; formation qui ne porte pas tant sur les aptitudes pratiques de la vie, ni même sur une confrontation avec l'extérieur (qui apprendrait au protagoniste telle ou telle morale sur ses rapports à la vie), que sur un développement purement intrinsèque. Törless débute son parcours comme un personnage encore flou (“Cette tension extrême, l'attente d'un secret décisif, le souci de découvrir un aspect encore inconnu de la vie, il n'avait pu en porter le fardeau qu'un instant. [...] Il le sentait : quelque chose dans cette expérience était trop difficile encore pour lui, et ses pensées et réfugiaient auprès d’autre chose qui en faisait partie aussi, mais comme à l’arrière-plan, aux aguets : la solitude”), qui découvre en lui, grâce à ses manipulations de l'internat, des ressources et des profondeurs insoupçonnées (“Alors, il était possible que, du monde de la clarté quotidienne qu’il avait seul connu jusque-là, une porte ouvrît sur un autre monde, monde sourd, déferlant, sauvage, impudique, destructeur.”).
Cette volonté de saisir l'épanouissement d'une capacité artistique (avenir de Törless que Musil nous dévoile dans une incisve), d'une sensibilité, n'est pas dénuée d'originalité et vaut quelques beaux passages sur l'enfance de l'art. L'œuvre reste mineure comparée aux futurs chefs d'œuvre de Musil, mais la précision de l'auteur demeure et justifie nettement la lecture.