Les fleurs maladives de Baudelaire ont constitué ma première vraie approche de la poésie, et ont pourtant su me happer dès les deux premiers poèmes. La plus grande force, selon moi, de ce recueil, c’est le fil rouge limpide qui relie aussi bien les différents poèmes qu'il articule les différentes parties, et que les deux premiers textes Au Lecteur et Bénédiction introduisent parfaitement. Dès le départ, le ton est donné : l’humain est profondément vicié et personne ne fait exception, surtout pas le lecteur hypocrite que l’ennui pousse à la curiosité morbide (Au Lecteur). Puisque tout est corrompu, il faut parvenir à trouver la beauté partout, même dans l’environnement le plus hostile (Bénédiction).
Cette thématique centrale, l’auteur n’aura de cesse de l’enrichir à grand renfort de symboles et d’éléments récurrents : la fascination malsaine pour la mort, le cadavre et la sépulture d’un côté, et de l’autre : la recherche d’un idéal de douceur, d’amour et d’exotisme. Ajoutez à cela un rappel constant des ravages du temps qui passe, la nostalgie d’une époque révolue, et vous aurez le squelette d’une grande partie des Fleurs du Mal.
Le martelage intensif de ces éléments tout au long du livre donne l’impression d’avoir une porte ouverte sur l’esprit du poète maudit, comme s’il était obsédé par eux et ne pouvait s’empêcher d’y revenir dans sa quête éternelle de sens et de beauté. L’auteur joue d’ailleurs de cette obsession grandissante, en allant jusqu’à nommer, à un certain stade du recueil, trois poèmes d’affilée avec le même nom : Spleen, signifiant le mal de vivre et le dégoût de toute chose. Si jusque là, la structure alternait entre Spleen et Idéal, on atteint ici une spirale infernale où aucun espoir ne subsiste.
On assiste ainsi à une longue plainte envers la monotonie et la cruauté de la vie, ainsi qu’à de nombreuses tentatives de fuir ces dernières dans le vin, la luxure, le rêve et même la mort.
Le tout s’achève sur une note pessimiste dans Le Voyage, qui nous rappelle avec cruauté que l’idéal recherché n’existe nulle part sur Terre, que l’homme vivant n’aura de cesse de désirer ce qu’il n’a pas, et que le seul espoir pour “trouver du nouveau” et tromper notre ennui est de s’en remettre à l’inconnu de la mort.
Pourtant, ce constat est sans cesse contredit au long de l'œuvre. Un grand nombre de poèmes nuancent ce pessimisme en mettant en lumière l'esthétique et le charme des entités qui sont la cause même de ce mal être. Le vin par exemple, est à la fois source de débauche et récompense bien méritée qui apaise l’honnête travailleur. La ville est morne et abrutissante, mais pleine de petits moments d’émerveillements comme dans A une passante.
Mais l’allégresse que peuvent ressentir ceux qui l’entourent menacent aussi d’attiser la haine de l’esprit aigri et torturé qui souhaite alors “punir sur une fleur l’insolence de la Nature” pour prendre sa revanche contre tout ce qui est heureux. Cette dualité, au centre du récit, représente pour moi l’âme des Fleurs du Mal et ce qui rend chaque lecture palpitante. La citation qui sert de titre à cette critique est d’ailleurs l’un des exemples où cette thématique s’exprime le mieux.
Pour ce qui est de mon ressenti personnel sur l'œuvre, elle m’a tout simplement fait comprendre l’intérêt et la puissance évocatrice de la poésie. Avec cette découverte, deux choses, en particulier, m’ont marqué :
La première, c’est la capacité à faire naître des images dans l’esprit avec des descriptions pourtant abstraites. L’émotion générée par les poèmes les plus réussis est finalement plus proche de celle produite par une œuvre audiovisuelle qu’un roman écrit. Tout fonctionne par image et allégorie, et le lexique des sens est constamment convoqué pour parvenir à immerger le lecteur même dans les poèmes les plus alambiqués où il est difficile de saisir une quelconque trame ou message.
La seconde, à l’inverse, concerne lesdites trames et messages qui ont un effet dévastateur lorsqu’on parvient à les comprendre (ou tout du moins s’en forger une interprétation). On ressent une certaine complicité avec l’auteur à chaque poème dont on pense avoir saisi l’essence, a chaque passage cryptique que l’on arrive à déchiffrer, et l’émotion ressentie s’en trouve décuplée. C’est d’autant plus vrai ici que l’auteur s’amuse parfois à jouer avec la chute du poème de la façon la plus choquante et déroutante possible, comme dans l’incroyable À celle qui était trop gaie dont le twist m’a presque fait revenir sur les dernières strophes pour être sûr d’avoir bien lu.
En définitive, une incroyable porte d’entrée pour découvrir la poésie, mais aussi un voyage au fond d’un esprit malade dont le plus grand vice aura été de chercher le bonheur.