On croit d’abord lire une critique assez facile des jeunes actifs accros à Internet et « soudés à leur Mac ». Et puis Les liens artificiels se révèlent de plus en plus déroutants.
Comme si Nathan Devers et son anti-héros, Julie Libérat, n’étaient qu’une seule et même personne. N’est-ce pas lui, Nathan Devers, qui agite ses Playmobils devant nos yeux comme son personnage principal le fait dans l’Anti-monde ? Mais est-ce que ce n'est pas Julien Libérat qui intercale ses poèmes entre les chapitres ? Lorsque l’auteur fait dire à Frédéric Beigbeder que Vangel, l’avatar numérique du héros, « [fait] partie de ces auteurs qui, au lieu de trouver leur inspiration sur des thèmes galvaudés, essay[ent] d’engager leur art sur un terrain difficile d’accès », qu’il parle « des phénomènes contemporains : les réseaux sociaux, les amis artificiels, les temps perdu sur les écrans », c’est sans doute lui-même qu’il décrit. Beigbeder entretiendra d’ailleurs la confusion en encensant le roman dans les colonnes bien réelles du Figaro Magazine.
Dès lors, on ne sait plus très bien qui nous parle entre Julien Libérat, Vangel et un narrateur omniscient. On se demande, de ce fait, si les défauts de l’écriture ne sont pas délibérés pour correspondre aux maladresses du protagoniste, si, comme lui, l’auteur ne fait pas exprès d’écrire parfois n’importe quoi pour paraître génial, si la rareté des décors et des scènes n’est pas préméditée pour retranscrire le malaise des personnages.
En effet, le roman souffre d’une absence de mise en scène qui laisse la place à de longs développements sur la médiocrité de Julien Libérat, le développement du métavers appelé l’Anti-monde et le basculement du personnage dans le néant. Le réel ne semble plus exister mais seulement des représentations : l’auteur ne fonde plus ses comparaisons sur la réalité mais sur des films et des séries (Oscar, Grey’s Anatomy). On sent d’ailleurs qu’il est habitué à disserter. Il ne peut s’empêcher, à certains moments, de commenter son exemple. Il ne nous épargne pas non plus quelques passages d’une vulgarité gratuite.
Dans ses interviews, Nathan Devers insiste sur sa volonté de ne pas écrire un roman à thèse mais explique avoir essayé d’introduire l’idée que si nous nous plongeons aussi facilement dans les mondes virtuels, c’est parce que le réel est décevant. Julien Libérat bascule dans l’Anti-monde parce qu’il est un raté. Et pourtant l’Anti-monde réunit des millions de personnes. Il faut donc que nous soyons tous des ratés pour qu’il fonctionne.
Pourtant, le livre donne l’impression de s’acharner inutilement sur un personnage fragile depuis le début. L’auteur insiste sur le marasme de Rungis comme si le déclassement social de Julien suffisait à expliquer son addiction, comme si les habitants de Paris ou de New-York étaient protégés contre la puissance des algorithmes. Mais comment expliquer que son ex-copine May ne puisse pas se contenter de vivre son bonheur et éprouve le besoin de la partager sur les réseaux sociaux ? Ce n’est pas une banlieue largement caricaturée qui puisse permettre de comprendre le malaise contemporain.
Il est donc difficile de savoir si les défauts du roman sont volontaires ou si l’auteur ne souffre pas des maux qu’il entend décrire dans Les liens artificiels. En refermant le livre, on ne sait plus très bien que choisir entre un monde réel et un monde virtuel qui nous sont présentés comme aussi décevants l’un que l’autre.