"... pour inspirer à une femme un amour pareil, un tel dévouement : très vite, il en arriva à sacrifier l'espèce entière."
Les Racines du Ciel est peut-être l'un des meilleurs livres qui soit pour reprendre foi en l'humanité. Pourtant ce n'était pas gagné, le récit semblait dès le départ prendre la direction inverse : un homme dans l'Afrique colonisée décide de protéger les éléphants coûte que coûte, quitte à prendre les armes contre les siens. D'un projet sordide, d'un "coup de folie", va jaillir progressivement une aventure épique, une quête du dépassement de soi et de la condition humaine.
Le récit tout entier est mû par cette beauté humaniste, ce refus de désespérer face à la difficulté que représente la condition humaine. Un mélange d'amour fou et de misanthropie, où la haine des humains pour leurs mauvais côtés se conjugue avec un désir inaliénable de les sauver. Une telle aspiration propulse le récit au-delà des romans initiatiques, car ce n'est pas tant l'histoire d'un seul homme que l'on lit, mais bien le combat de toute l'humanité avec elle-même. En témoigne ce beau passage où la narration quitte l'Afrique Equatoriale Française pour retourner en métropole, où l'on croise le chemin de différentes personnes pour qui le combat de Morel résonne intimement, bien qu'ils n'aient aucun rapport avec lui.
Même si cette grande aventure possède son lot de qualités, je n'ai pas pu m'empêcher d'être partagé sur certains points. Un tel acharnement à faire jaillir la beauté au milieu de la laideur se paye au prix d'une grande répétitivité. Les thèmes chers à Gary (la solitude, l'humanité, l'espoir, les quêtes impossibles) sont annoncés et répétés de nombreuses fois. Les narrateurs s'enchainent et livrent chacun leur point de vue sur le récit, et tous se rejoignent sur quelques points, ce qui nous conduit à entendre maintes et maintes fois les mêmes idées répétées.
Faut-il pour autant que le livre soit plombé par ces obsessions ? Pas vraiment. Car ce sont ces dernières qui rendent le style de Romain Gary véritablement unique. Face au caractère impitoyable de l'humanité, il se défend en invoquant un humour noir grinçant conjugué à un espoir inaliénable, qui permet au récit de reprendre pied lorsqu'il s'enlise. L'amour incommensurable des hommes qui travaille l'auteur permet également à tous ses personnages d'être insufflés de vie : tous ont leur histoire, leurs valeurs, leurs combats personnels. Leurs travers ne les rendent que plus humains, et on se surprend à ressentir de la compassion pour de salopards. Personne n'est laissé sur la touche, et l'espoir d'un destin meilleur pousse chacun à dépasser ce qu'il croyait être.
Voilà sûrement pourquoi l'on se sent revigoré après lu un tel livre : il ne se contente pas de rester sur l'évocation de grandes idées. Il présente des gens qui tentent de les mettre en œuvre, de les confronter à la réalité. Le résultat pourrait être déprimant (car une telle rencontre ne peut se faire sans dégâts), mais c'est ici que se trouve le dernier tour de force du livre : l'important n'est pas tant de réussir, il faut surtout essayer et le montrer. Cela suffit largement.
Et la la quête de Morel restera toujours dans un coin de notre tête, tel un totem d'espérance.