Si Les Thibault sont un roman-fleuve, ils pourraient ressembler — n'en déplaise à Jean-Christophe — au Rhin, dont le caractère change à plusieurs reprises à mesure qu'il s'écoule des Alpes à la mer du Nord.
Il y a, d'abord, les six premiers tomes, du Cahier gris à La Mort du père, qui constituent presque un cycle à eux seuls. Ils sont d'ailleurs issus du premier mouvement intellectuel de Roger Martin du Gard, qui a d'abord conçu d'écrire un grand cycle dans lequel les personnages seraient suivis du début du siècle jusqu'aux années 1940. On y découvre les deux familles centrales, Thibault et Fontanin, chacune avec sa dureté ou son austérité, dans un style classique, délicieusement NRF, qui ne s'arrête jamais pour une description superflue mais nous fait découvrir les personnages au fil de l'eau, par touches légères. Le dramatis personae est étonnamment resserré : on quitte peu le cercle étroit des frères Thibault et de leur père, d'un petit entourage domestique, des deux enfants Fontanin et de leurs parents. C'est d'abord un gros roman psychologique de facture assez traditionnelle qu'a composé Martin du Gard. Sa réussite dans l'exercice est tout à fait notable, surtout en ce qui concerne la famille Thibault. Le personnage d'Antoine me semble particulièrement vivant et crédible, ce qui est d'autant plus précieux qu'il représente un type humain assez rare en littérature, du moins parmi les protagonistes : celui du personnage positif et énergique, technicien plein de ses facultés et finalement assez borné en dehors du “cercle étroit de sa spécialité” (Musil). Le père Thibault, Oscar, est aussi fort marquant et le sixième tome consacré à son agonie — je ne révèle rien en cela qui excède la portée du titre — est un petit chef-d'œuvre.
Le tournant du septième tome, L'Été 1914, est fort marqué — il s'agit d'ailleurs d'une véritable rupture dans le projet artistique de Martin du Gard, qui décide de centrer la fin de son cycle sur la guerre, alors que ledit cycle ne devait faire que la traverser (un roman détruit, L'Appareillage, occupait cette septième place). Si ce virage a sans doute valu à son auteur le Nobel de Littérature, on ne peut être convaincu que la littérature elle-même y a gagné. L'Été 1914 est un récit très détaillé des quelques semaines qui précèdent l'éclatement de la Première Guerre mondiale. S'il s'agit d'un document précieux — on n'est pas sans songer, en le lisant, aux Sleepwalkers de Christopher Clark —, nourri de la méthode chartiste de son compositeur, l'ennui gagne parfois pendant qu'on égrène, jour après jour, les petits événements qui ont déversé toute l'Europe sur les champs de bataille. Ce rythme de feuilleton historique affaiblit la composante psychologique de l'œuvre, et on peine à retrouver de grandes scènes dans cette part de l'ouvrage, alors que la volonté de Martin du Gard de présenter un panorama de l'époque le conduit à multiplier les petites invraisemblances (le milieu genevois de Jacques Thibault, l'invraisemblable destruction de documents compromettants, etc.).
Puis l'œuvre s'achève sur un tome qui peut rappeler, quant à la façon, les premiers, mais qui est profondément marqué par l'empreinte de la guerre : L'Épilogue, en 1918. Ayant ainsi enjambé tout le conflit mondial sans montrer une scène de combat, on retrouve un Antoine Thibault ruiné par la guerre, suffoquant après une attaque à l'ypérite, qui déambule une dernière fois dans son monde englouti. Ce dernier tome surprenant et sombre, malgré les lueurs d'optimisme qui percent sous la cendre, comprend des séductions ; mais, comme L'Été 1914, il est alourdi par un discours politique très marqué par son temps. Il renoue de plus avec un usage abondant des lettres “enchâssées” dans le récit, qui caractérisait déjà le premier tome, et qu'on peut ne pas trouver entièrement convaincant.
Au total, s'il faut lire Les Thibault, au moins pour la force de la première moitié du cycle, on ne peut que regretter que Martin du Gard n'ait pas suivi le plan de sa Fabulation générale des Thibault, qui aurait dû le conduire jusqu'aux années 1940 en creusant le sillon psychologique qui me semble être la grande force de son œuvre. Il y eût perdu un Nobel et la gloire, mais le lecteur du XXIe siècle y aurait sans doute gagné.