Kazuo Ishiguro a beau être parti enfant du Japon, son origine a irrigué ses deux premiers romans, dont les titres suffisent presque à s'en rendre compte : Lumière pâle sur les collines et Un artiste du monde flottant. On pourrait balayer le sujet en disant que son troisième livre, Les vestiges du jour, est le premier véritablement anglais, que désormais, les origines japonaises d'Ishiguro ne jouent plus aucun rôle. Ce serait aller un peu vite en besogne.
Certes, cette histoire est on ne peut plus "british", comme on a pu le constater avec le beau film de James Ivory. Seulement, le lecteur attentif ne pourra manquer de remarquer que le fait que ce récit vient d'un immigré n'est pas forcément neutre. Un exemple?
"(...) si je me souviens bien, j'époussetais, monté sur l'escabeau, le portrait du vicomte Wetherby lorsque mon employeur entra, chargé de quelques volumes dont il désirait sans doute qu'on les remît en rayon. Remarquant ma présence, il profita de cette occasion pour m'informer qu'il venait précisément de parachever le projet de retourner aux Etats-unis pour une période de cinq semaines, entre août et septembre. Cela annoncé, mon employeur posa ses volumes sur une table, s'assit sur la chaise longue et allongea les jambes. Ce fut alors que, levant les yeux vers moi, il déclara : "Vous vous doutez, Stevens, que je ne vous demande pas de rester enfermé dans cette maison pendant toute la durée de mon absence. Si vous preniez la voiture pour aller vous balader pendant quelques jours? A en juger par votre mine, un petit congé ne vous ferait pas de mal.
Devant une proposition aussi imprévue, je ne savais trop comment réagir. Je me rappelle l'avoir remercié de sa sollicitude, mais sans doute ne dis-je rien de très précis car mon employeur poursuivit : (...)"
Ceci forme quasiment l'ouverture du roman, une ouverture remarquable car outre le fait qu'elle expose l'intrigue avec une grande simplicité (il ne sera question que d'un voyage solitaire en voiture et des réminiscences du majordome), elle pose d'emblée la relation entre le maître, américain, et le domestique, peu habitué aux manières américaines. Stevens, le majordome, hanté par la question de la dignité de sa fonction, ne sait comment réagir à l'amabilité de son employeur, monsieur Farraday, une amabilité empreinte de bonhommie à laquelle Stevens s'entraîne à répondre en entraînant sa capacité à "badiner", se forçant à dire dans le secret de son bureau des répliques anodines! Or, dans ce cas de deux personnes venant d'horizons différents, ne se comprenant guère, la condition d'immigré de Kazuo Ishiguro doit lui donner l'expérience nécessaire pour en parler aussi aisément.
Deuxième exemple, lorsque Stevens arpente la campagne anglaise, il se sent tellement différent des gens qui l'entourent qu'il ne sait jamais comment réagir. C'est pour lui comme de se retrouver en pays étranger. Or cette problématique est évoquée dans la suite de la discussion que j'ai citée : " Je parle sérieusement, Stevens. Vous devriez vraiment prendre un petit congé. Je paierai la note d'essence. Vous autres, vous passez votre vie enfermés dans ces grandes maisons à vous rendre utiles, et quand est-ce que vous arrivez à voir ce beau pays qui est le vôtre?"
Quant à la réponse de Stevens, quelques lignes plus tard, la voici : "J'ai eu le privilège, monsieur, de voir entre ces mêmes murs, au fil des années, ce que l'Angleterre a de meilleur."
Ceux qui ont vu le film savent ce que recouvre cette réplique anodine, jetée comme en passant. Le paragraphe suivant, quant à lui, introduit le personnage de miss Kenton. En deux pages, Kazuo Ishiguro a entièrement planté le décor de ses intrigues, et ce de telle manière qu'aucune intention didactique n'apparaît!
Ajoutons à cette construction éblouissante et ce style admirable une vision précise de cette Europe à la veille de la seconde guerre mondiale, et on tiendra pour assurer que Les vestiges du jour est l'un des grands romans de la littérature actuelle.