Locus solus m'a rendu loco
Pour se faire une idée de ce qu'est Locus Solus, on peut commencer par imaginer ce qu'aurait écrit Zola, ou tout autre grand naturaliste, s'il avait découvert le LSD. Ou quelles auraient été les notes de Cervantes s'il avait assisté à un colloque sur Jérome Bosch, avec Jules Verne en maître de conférence.
Locus Solus se présente comme la visite d'un parc utopique, promenant les lecteurs/visiteurs de l'une à l'autre des sept merveilles qui l'habitent. À chaque halte, le propriétaire des lieux, Martial Canterel, parfaite incarnation du modèle humaniste, présente l'une de ses géniales créations, à mi-chemin entre l'oeuvre d'art, le dispositif scientifique, et le monument historique : gigantesque mosaïque de dents humaines, méticuleusement composée par une machine fonctionnant à l'énergie solaire ; piscine miraculeuse où nagent de concert une chanteuse d'opéra, un chat faisant office de générateur électrique, et des hippocampes de course ; théâtre aux murs de verre où, en guise d'acteurs, s'animent des cadavres rejouant indéfiniment leur plus beau souvenir... chaque nouvelle oeuvre est l'occasion de dresser un tableau, surréaliste et complètement ouf.
Le flot ininterrompu des descriptions submerge très vite le lecteur, jusqu'à devenir une accumulation de mots, un long mouvement poétique. Ici, la description n'a pas de portée didactique, elle est employée par Roussel comme un pur dispositif formel, produisant le vertige du lecteur, incapable d'en visualiser l'objet. L'oeil de l'auteur ne cesse de se déplacer, scrutant méthodiquement les moindres détails des monumentales inventions de Canterel, et les visions fantasmagoriques de Roussel se trouvent sans cesse déformées par les incessants changement d'échelles qu'il opère.
La question de l'échelle est au coeur de ce livre : cette visite n'est pas vécue par les protagonistes mais bien par le lecteur qui découvre le musée imaginaire de Roussel. Ce dernier approfondit encore l'espace de son lieu solitaire en multipliant les récits enchassés, Canterel accompagnant la visite de véritables contes mythologiques narrant la genèse de ces inventions.
L'écriture de Roussel est performative, elle active ces oeuvres par sa simple force de suggestion (on est en 1914, et Roussel pressent déjà des formes artistiques proches de l'installation et de la performance). Les merveilles de Canterel participent également à un mouvement d'activation, de la mémoire cette fois-ci. Leur beauté tient notamment de leur inutilité, sinon à recréer le souvenir : celui d'une légende médiévale illustrées par la mosaïque de dents, celui d'un traumatisme pour le vieux fou qui met en scène, jour après jour, le viol de sa fille à l'aide d'une troupe de marionnettes aériennes, celui d'un discours célèbre pour la tête de Danton, conservée par Canterel, et animée de grimaces oratoires lorsqu'on la charge d'électricité.
Tout cela existe, Roussel l'a écrit.
Je crie ojéni.
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