Conseil aux lecteurs avides des mots, du langage et de leur pouvoir. Conseil aussi à ceux et celles qui s'imaginent encore qu'un mot n'est rien qu'un simple mot, un ensemble de lettres.
Juif, Victor Klemperer vit le troisième Reich allemand aussi mal que les autres. Mais ce mal est le fruit vénéneux d'un temps sombre. Philologue, Klemperer souffre bien plus, observant avec effroi l'usage diabolique du langage par les états pour changer des mensonges en vérité, des concepts libres de débats en dogmes indiscutables.
Voici un extrait significatif du premier de ces courts chapitres issus de son journal de l'époque qu'il baptise du sigle secret de LTI:
«la langue ne se contente pas de poétiser et de penser à ma place, elle dirige aussi mes sentiments, elle régit tout mon être moral d'autant plus naturellement que je m'en remets inconsciemment à elle. Et qu'arrive-t-il si cette langue cultivée est constituée d'éléments toxiques ou si l'on en a fait le vecteur de substances toxiques ? Les mots peuvent être comme de minuscules doses d'arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu'après quelque temps l'effet se fait sentir. (…) [La langue] change la valeur des mots et leur fréquence, elle transforme en bien général ce qui, jadis, appartenait à un seul individu ou à un groupuscule, elle réquisitionne pour le Parti ce qui, jadis, était le bien général et, ce faisant, elle imprègne les mots et les formes syntaxiques de son poison, elle assujettit la langue à son terrible système, elle gagne avec la langue son moyen de propagande le plus puissant, le plus public et le plus secret. ».
LTI, l'abréviation latine de lingua tertii imperii, signifie langue du troisième empire. Mais c'est aussi un LHPO, lingua hominum politicorum omnium , la langue de tous les hommes politiques.
Son livre illustre, par des exemples précis de la langue allemande et du sens des mots, combien un concept peut être métamorphosé pour contraindre l'homme à penser tel que l'état veut le voir penser.
Valable encore aujourd'hui, lorsque le parti socialiste français impose la notion de "mariage pour tous" à celle essentielle de "mariage homosexuel" pour transformer une affaire de société qui divise les points de vue en principe républicain dogmatique d'égalité. Valable aussi lorsque les mots ¨"travail" (=activité salariée pénible), "job" (petit travail pour se faire de l’argent de poche), "emploi " (= travail du non freelance), "métier" (= savoir-faire de l’artisan) et "profession" (= métier de l’intellectuel) sont décrétés synonymes. Valable lorsque l’on confond sciemment "instruction" et "éducation" ou que l’on distingue "lauréat" et "titulaire". Valable dans tous les pays du monde - dictatures, royaumes, républiques, démocraties - et observable par la couleur criarde du politiquement correct.
Un livre qui, malgré son sérieux, se permet un amusement aigri pour cacher le malaise de la langue qu'on malmène. Il permet de dépasser les simples notions de bien et mal, de positions politiques, de valeurs morales personnelles, pour voir comment - en des mains expertes et mauvaises - le langage peut devenir une arme auquel pas un bouclier ne résiste.
Les mots apparaissent alors comme des sortilèges: qu'est-ce qu'une insulte sinon une malédiction? La réflexion de Nathalie Sarraute dans Enfance sur le mot "malheur" le montre ô combien! Qu'est-ce qu'un "je t'aime !" ou un compliment sinon un philtre d'amour ou une bénédiction?
Klemperer prouve inconsciemment que la magie existe: on l'appelle le langage. D'où l'importance de l'orthographe à laquelle nous devons tant et que nous ignorons dans un monde où tout doit aller vite.
"Hier ist kein warum", il n'y a pas de pourquoi, écrirait ici Primo Lévi.
" Quand les hommes ne peuvent plus changer les choses, répondrait Jean Jaurès, ils changent les mots".