Il y a de ces livres qui vous plaisent mais que vous oubliez. Il y a de ceux sur lesquels vous vous précipitez et vous les refermez en vous demandant: tout ça pour ça ?
Et puis il y a les livres qui vous marquent et que vous savez inscrits en vous, dans votre inconscient, désormais.
La LTI est pour moi de cette dernière catégorie. Le philologue juif Viktor Klemperer, qui a survécu à l'Allemagne nazie sans passer par un camp de concentration (notamment du fait de son statut d'époux de femme aryenne) en a fait l'analyse, au fil des jours, dans ses carnets qu'il a rassemblé en 1947 pour nous donner cet ouvrage récemment réédité. Et l'angle qu'il a choisi est celui de la langue reflétant par bien des aspects le très célèbre roman 1984 d'Orwell.
Car la Novlangue a existé, antisémite bien sûr, mais aussi anti chrétienne, faisant appel à d'obscures références paganistes importés d'une Germanie imaginaire, maniant l'hyperbole au point du ridicule pour vanter ses succès, l'euphemisme au grotesque pour minimiser ses échecs et important des termes étrangers en nombre pour deshumaniser ses victimes et technocratiser ses forfaits.
Avec Klemperer on suit les pas d'un homme ordinaire qui a choisi dès 1933 de comprendre ce qui s'operait sans jamais y croire vraiment, puis qui a consigné la LTI (langue du troisième empire en latin pour désigner le Iiie Reich) pour témoigner et garder un équilibre mental.
Car cette langue qu'il montre comme pauvre, ridicule, fanatique assumée, élogieuse de l'instinct et dépréciative de l'intellect, cette volonté de judaiser des gens du fait de leur supposée race en les renommant, de teutoniser leur pendant aryen par le même procédé, d'inserer des runes nordiques dans l'alphabet, cette langue de la longue nuit aux sinistres étoiles jaunes, est un poison: elle se diffuse, elle s'intègre elle vous prend et sans y prendre garde vous devenez un rhinocéros de Ionesco, même si vous vous en défendez vous pensez, vivez, réfléchissez en LTI.
Chacun devrait lire Klemperer pour comprendre à quel point le pouvoir de quelques mots reflète et forge ce que d'aucun appelleront la banalité du mal. Un incontournable.