Madame Bovary est le premier roman de Gustave Flaubert. Certains coups d'essais sont des coups de maître. Au milieu du XIXème siècle, en plein romantisme, le livre – la société de l'époque ne s'y trompera pas – va porter un assaut terrible et la littérature ne s'en relèvera pas indemne. Or qu'y avait-il de si extraordinaire dans le récit des déboires d'une femme de province ayant fait un mariage malheureux ? Balzac avait traité le sujet, déjà, avec La femme de trente ans sans susciter autant l'indignation outrée des instances de son époque. Dans le même temps, on se demande, à la lecture d'un résumé, ce qu'il y a de si grand dans un roman qui peint, avec autant de justesse que l'on voudra bien y trouver, l'adultère et la déchéance d'une femme de médecin obscur dans une petite ville de Normandie. Ni le cadre ni le sujet n'ont de prédisposition à exciter le moindre intérêt. C'est qu'il y a un malentendu et c'est exactement Flaubert qui, après Balzac, le montre du doigt. La force d'une œuvre ne se caractérise pas par son sujet, par l'histoire qu'elle narre ou la grandeur de ses personnages. Elle est grande d'une part par son propos, d'autre part dans sa manière. Or je ne reviendrai pas ici sur la puissance du style de Flaubert, je n'insisterai pas outre mesure sur le tour de force de certaines scènes comme celle des comices ou de la mort d'Emma, bref, je ne parlerai pas du style éblouissant de Flaubert, d'autres l'ont déjà fait, mieux que je ne saurais le faire. Ce qui m'importe ici, c'est d'interroger la nature de ce style et de le mettre en rapport avec le propos du roman pour tacher de montrer la puissance de ce roman et son importance historique.

Il faut revenir un instant sur le procédé d'écriture Flaubertien. Imaginez-le un instant travaillant et retravaillant ses phrases, les gueulant au besoin afin d'y dénicher l'erreur, l'interruption malheureuse de la période. Rechercher l'acmé juste, le rythme exact. Aucun écrivain n'a été si travailleur, aucun moins spontané. Et alors, me direz-vous ? Alors, c'est tout !

Tout au long de son roman Flaubert distille une ironie qui n'épargne personne. Encore faut-il la percevoir. A notre époque où le sarcastique et le caustique domine le champ du drolatique, la subtile ironie semble manquer de vigueur ; à peine la remarque-t-on. Pourtant les portraits que dresse Flaubert sont emprunts d'un charme et d'une drôlerie uniques : voyez le traitement infligé à ce pauvre Charles dès le début du roman. En même temps qu'on ne peut s'empêcher de compatir à son sort, on sent bien ses limites et sa petitesse profonde. Et déjà se distinguent trois traitements, trois types d'ironie : le premier s'attache à se moquer de Charles : « Grâce, sans doute, à cette bonne volonté dont il fit preuve, il dut de ne pas descendre dans la classe inférieure. » ou « à force de s'appliquer, il se maintint toujours vers le milieu de la classe ; une fois même il gagna un premier accessit d'histoire naturelle. » ou encore « Il n'y comprit rien ; il avait beau écouter, il ne saisissait pas. Il travaillait pourtant, il avait des cahiers reliés, il suivait tous les cours, il ne perdait pas une seule visite. Il accomplissait sa petite tâche quotidienne à la manière du cheval de manège, qui tourne en place les yeux bandés, ignorant de la besogne qu'il broie. » Le portrait d'un imbécile besogneux, on entend déjà derrière ces phrase clamer le ballot à l'injustice, c'est que les efforts ne suffisent pas aux benêts. Le même traitement sera réservé ensuite à Emma : « Avant qu'elle se mariât, elle avait cru avoir de l'amour ; mais le bonheur qui aurait dû résulter de cet amour n'étant pas venu, il fallait qu'elle se fût trompée, songeait-elle. Et Emma cherchait à savoir ce que l'on entendait au juste dans la vie par les mots de FELICITE, de PASSION et d'IVRESSE, qui lui avaient paru si beaux dans les livres. » ou « Mais l'anxiété d'un état nouveau, ou peut-être l'irritation causée par la présence de cet homme, avait suffi à faire croire qu'elle possédait enfin cette passion merveilleuse qui jusqu'alors s'était tenue comme un grand oiseau au plumage rose planant dans la splendeur des ciels poétiques ; – et elle ne pouvait s'imaginer à présent que ce calme où elle vivait fût le bonheur qu'elle avait rêvé. » Ces portraits nous amusent tout autant qu'ils nous attachent aux deux personnages.
Le deuxième type d'ironie traite la société. Et c'est le sens des mots en italiques, des propos entre guillemets. C'est déjà, dans Madame Bovary, le Dictionnaire des idées reçues. Partout le jugement social, l'opinion sont exprimés par des lieux-communs. Flaubert à ce propos fait progresser la profondeur de cette distanciation. Le premier usage en est l'arrivée du « NOUVEAU » Charles dans sa classe, où souligner « nouveau » n'a d'intention que livrer, dès la première page, la règle d'un jeu qui révèlera rapidement sa nature. Ainsi cette manière permet d'établir une sorte de sociologie du langage bourgeois : « se lança DANS LA FABRIQUE », « FAIRE VALOIR », et il est amusant que ces termes soient soulignés de la même manière que les enseignes : c'est qu'ils figurent le même effet d'annonce, pour Flaubert écrivain, une classe c'est déjà une langue.

Le troisième type d'ironie touche à la matière même du roman. Dès le début, Flaubert dénonce la nature de ses procédés qui toucheront leurs cibles plus tard. Ces différentes manières vont lui permettre de traduire la méchanceté et de la traduire comme relevant de la Bêtise. On a beaucoup parlé de cette invention de Flaubert, dans la littérature, qu'est la Bêtise. Et très rapidement le lien est fait ; la profondeur de son ironie se lit dans le « Honteux, ou fatigué plutôt [...] », à propos de M. Bovary père, où l'abaissement moral devient circonstance et contingence. Ce traitement particulier est réservé aux notables, et tout spécialement à Homais, le pharmacien de Yonville, à qui le prestige revient de clore le roman. La Bêtise pour Flaubert est une caractéristique immanente de ses personnages comme l'ironie le principe immanent de son œuvre. L'enfance de Charles ne nous est narrée que pour nous l'attacher, elle n'a pas valeur d'explication psychologique. Le drame arrive de la force des Bêtes. Un homme bête et muet, la belle affaire ! Mais donnez lui la parole, un brin de pouvoir et c'est une catastrophe ! Et ce qui donne la force aux bêtes c'est leur nombre. Le « on », fréquemment utilisé par Flaubert stigmatise la rumeur, son opinion. Ainsi la Bêtise apparaît-elle comme le conformisme, le manque d'originalité. L'opinion s'incarne alors en chacun, et c'est Homais qui assume sa voix :

« Alors on la plaignait. C'était dommage ! elle qui avait un si beau talent ! On en parla même à Bovary. On lui faisait honte, et surtout le pharmacien :
– Vous avez tort ! il ne faut jamais laisser en friche les facultés de la nature. D'ailleurs, songez, mon bon ami, qu'en engageant Madame à étudier, vous économisez pour plus tard sur l'éducation musicale de votre enfant ! Moi, je trouve que les mères doivent instruire elles-mêmes leurs enfants. C'est une idée de Rousseau, peut-être un peu neuve encore, mais qui finira par triompher, j'en suis sûr, comme l'allaitement maternel et la vaccination. »

Ce passage est particulièrement bien senti qui condense la prétention du notable, sa culture à rebours (Rousseau neuf !), sa déformation de propos, son inquiétude comptable, l'arrogance mesquine de son point de vue qui pense que des idées peuvent triompher ! Et surtout l'impersonnalité de son propos. Et c'est tout le sens de ce « on » que de qualifier la Bêtise. Avant tout, la Bêtise, c'est le nombre. C'est ainsi que Flaubert rejette violemment son siècle. L'argent y a donné le pouvoir et la voix aux imbéciles, matérialistes et comptables, relais puissants de la rumeur. Autrement dit, chez Flaubert la rumeur fait force de loi. Et c'est ce que le siècle n'a pas supporté d'entendre : sa voix. C'est ce qui condamna Flaubert et son Madame Bovary.

Il est paradoxal que parmi ceux qui ont le mieux compris Flaubert y figure Paul Valéry. Sa défiance à l'égard du roman, du roman en général, à mes yeux, suffit à donner toutes ses palmes à Flaubert. Valéry s'exclame : « Faut-il être naïf pour apercevoir une différence entre un roman réaliste et un conte bleu ! » Évidemment, il faut être naïf. Sans doute fallait-il l'être un peu également pour penser que la plupart des lecteurs admiratifs de Flaubert le fussent ! Mais cette indignation de Valéry va nous servir de fil conducteur pour comprendre ce qu'est le réalisme de Flaubert.

Flaubert arrive après Balzac, arrive après Stendhal, après Hugo, après Dumas, après les romantiques. Il précède Mallarmé. Le roman français (ou la poésie épique) du XIXème siècle a organisé le récit dans l'Histoire. Il a permis d'interroger l'action et l'évènement. Le personnage se trouve pris dans un processus, l'Histoire, et forge son récit. La péripétie se joue en marge de l'Histoire. Elle intéresse le lecteur tout en étant insignifiante, c'est-à-dire, que dans ses plis, l'Histoire oublie suffisamment pour laisser place à la fiction. A chaque auteur le soin d'organiser son récit par rapport à l'Histoire mais un rapport s'établit nécessairement. Hegel et Marx ne sont pas moins les enfants d'un même siècle. Hugo et Dumas y puise la matière de leurs fiction. Stendhal invente la figure du mythe historique avec Napoléon notamment. Balzac invente la sociologie historique. Etc. Et ce que découvre cette génération d'écrivain, les romantiques, c'est l'angoisse de l'individu face aux déterminismes Historiques. Effrayés par le monde, leur écriture travaillera à les en éloigner, et la fiction prendra ou bien les afféteries de la rêverie, ou bien celle de l'idéalisation. (Il va de soi qu'ici, on ne cherche pas à établir la spécificité de chacun mais plutôt de tracer rapidement des caractéristiques communes à une époque.) C'est déjà un lieu commun de la poésie romantique. L'ironie romantique est celle-ci, avec Stendhal, de présenter le reflet d'un monde, tenu précisément à distance par le miroir. On doit au romantique d'avoir compris l'Histoire comme une fiction, et de jouer avec l'impression de réel. Là-dessus arrive Flaubert avec son « réalisme ». Terme à propos duquel il dit : « C'est en haine du réalisme que j'ai entrepris ce roman. » et encore : « Cette manie de croire qu'on vient de découvrir la nature et qu'on est plus vrai que les devanciers m'exaspère. La Tempête de Racine est tout aussi vraie que celle de Michelet. Il n'y a pas de Vrai ! Il n'y a que des manières de voir. [...] La vérité matérielle (ou ce qu'on appelle ainsi) ne doit être qu'un tremplin pour s'élever plus haut. » Indifférent à l'Histoire, le réalisme de Flaubert, au contraire de naïvement prétendre rendre un compte exact, entendons objectif, du monde, interroge la nature du rapport entre l'écriture et le monde. Et ce qu'il distancie alors, c'est-à-dire objective pour être barthésien, est-ce l'écriture elle-même. Voilà le coup porté ! Si le romantique déclare « le monde n'est pas donné. » Flaubert affirme « l'écrit n'est pas donné. » Entendez : le langage, le style, l'écriture. Flaubert invente le style comme manière de rendre compte du monde. Et là Valéry se trompe en se moquant de lui : « Cet infortuné s'était fait croire qu'il existe une manière et une seule de décrire un porte-allumette. » Il n'en existe qu'une qui rencontre à la fois la nature du porte-allumette et l'arbitraire de son roman, c'est elle qu'il cherche et tout le travail de Flaubert est celui-ci : non pas de décrire la réalité de la manière la plus précise possible mais d'intégrer le mieux sa description du réel à la nécessité de son roman. Jusqu'à Flaubert, personne mieux que lui ne dénoncera la subjectivité de son propos et de sa manière. Subjectivité malgré et en surcroit d'un travail de documentation, d'une préoccupation de justesse sociologique (caractérisation des milieux, place de la femme dans la société), d'un souci du détail. C'est que ce lien au réel lui vient de la nécessité d'un parti pris. Il faut qu'on « voit » de quoi il parle, qu'on le reconnaisse. Exposant l'acuité d'un regard, il la lui faut reconnue, c'est pour cela qu'il œuvre au détail. Mais ne nous laissons pas abuser par la surface, si le regard est précis et fouisseur, ce n'est pas une prétendue innocence du monde qui est perçue mais bien une subjectivité qui s'énonce. Il faut avoir de la vérité une vision bien naïve pour vouloir dénicher sa formulation dans une œuvre. Si elle y est présente, c'est en deçà du formulé, à la jonction des subjectivités et des contingences du lecteur et de l'auteur, dans la réalité de cet objet qu'est le livre. Il est seulement incroyable que le mallarméen n'ait pas su voir en Flaubert un précurseur pour qui déjà la manière et la forme était tout. Pas de Mallarmé sans Flaubert ! C'est cette grande modernité de Flaubert d'avoir non pas créé le style mais d'avoir eu conscience du style. Et c'est l'ironie la plus profonde, la séparation la plus marquée entre le monde et son imitation que d'interroger la matière même de son expression.

Enfin, Quichotte moderne, Madame Bovary s'amuse aux dépens de son personnage à exposer l'influence néfaste de l'idéalisme des romans-feuilletons sur le caractère, comme Cervantès avec le roman de chevalerie. La comparaison vaut surtout comme indice. De la même manière qu'avec Don Quichotte, c'est-à-dire, par l'ironie, Cervantès étudiait à travers la situation anachronique d'un chevalier épris d'idéaux caduques, le bouleversement moral qui secouait l'Europe de la Renaissance, Flaubert, lui aussi mesure l'écart, dans Madame Bovary, qui sépare l'idéal de la matière du réel, et traque l'hypocrisie qui entretient cet écart et qui, tout en valorisant l'idéal, détériore la vie véritable. C'est pourquoi Flaubert est romantique dans l'intention, dans la mesure où il poursuit cet effort de mise en abîme, mais qu'il s'en distingue en refusant le lyrisme qui est une distanciation par trop mensongère et impropre à traduire une pensée qui, pour Flaubert, réclame un cadre suffisamment concret nécessaire à sa pertinence. Ainsi le réalisme devient la nécessaire conséquence de l'intention de l'auteur, nécessaire jusqu'au point où se confondent et se condensent en une seule forme possible le propos, la manière, le sujet et les thèmes. Et c'est ainsi que Flaubert trame son style, au carrefour d'un lyrisme qui le séduit et d'un réalisme qu'il méprise, en une prose qui lui est caractéristique et qui tout en narrant une histoire, raconte ce conflit qui oppose la matérialité et l'idéalisme, où se distribuent autour des aspirations idéalistes d'Emma, le matérialisme quotidien de Charles, le comptable d'un Homais, le libertin d'un Rodolphe. Il y a ainsi chez le Flaubert de Madame Bovary à la fois du Cervantès, dans la puissance de la vision d'un bouleversement encore à acter ; et du Voltaire, dans la manière et l'indignation. Flaubert continue ainsi l'histoire de cette ironie qui est une revendication à elle seule en cela qu'elle plaide pour l'indétermination absolue quant à la possession d'une quelconque vérité définitive (il faudrait encore dire un mot des hommes d'Eglise tels qu'ils sont décrits dans Madame Bovary), celle-ci ne siégeant que dans la précarité d'un regard. C'est à ce travail de distanciation, à cette ironie ; c'est à cette écriture que je souhaitais rendre hommage et saluer en Madame Bovary, l'immense auteur qu'est Flaubert.
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le 13 nov. 2011

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