Mensonge romantique et vérité romanesque est sans doute un des essais les plus connus de la deuxième moitié du XXe siècle français. Il prétend trouver dans la tradition romanesque européenne – autour de quelques points fixes : Cervantès, Stendhal, Proust, Dostoïevski ou Flaubert – un thème constant (mais qui n’est pas resté inchangé dans le temps) : celui de la médiation du désir par l’autre. La critique littéraire sert ici de levier à une entreprise moraliste (au sens noble du terme). Cette thèse en elle-même est très fameuse ; marque des essais réussis, elle n’est toutefois qu’un point de départ pour R. Girard, qui la présente sans plus de ménagement dans ses premières pages. Mais le cœur du discours de R. Girard se tient au-delà de la description proprement phénoménologique ; il réside plutôt dans l’opposition, à fin apologétique, entre une médiation qu’il qualifie d’« externe » (vis-à-vis de modèles totalement extérieurs) et une médiation « interne » (vis-à-vis de son semblable). A travers différentes études de cas, R. Girard s’achemine vers l’idée que le roman moderne retrace l’essor de la médiation interne dans nos sociétés contemporaines. Les prescripteurs du désir ne sont plus des étoiles inaccessibles, comme pouvait l’être Amadis de Gaule pour Don Quichotte ; ce sont nos pairs, comme peut l’être l’amant dans L’Eternel Mari, ce qui excite envie, vanité et jalousie. R. Girard donne ainsi un tour sinistre à l’espoir progressiste selon lequel « Les hommes sont deviendront des dieux pour les hommes », et lit dans l’exaltation de l’individu l’une des sources du désarroi des individus.
Cette thèse très marquante sur le fond, et également féconde – toute l’œuvre de R. Girard en découle, – a subi des critiques substantielles. Un chercheur en lettres en est allé jusqu’à qualifier R. Girard d’« allumé qui se prend pour un phare ». Sans aller jusqu’à ce point, on peut noter que R. Girard enrégimente certaines œuvres au soutien de sa thèse de façon discutable. Par exemple, sa lecture du personnage de Sancho Panza comme imitateur de Don Quichotte paraît difficile à soutenir ; la réfutation de certains discours tenus explicitement par le narrateur de la Recherche au profit d’une autre clé d’interprétation témoigne d’une approche parfois sélective des textes. D’autres analyses sont aventureuses et séduisantes (comme celle du monde clos de Combray comme exemple de médiation interne dégradée), mais ressemblent davantage à une étude indépendante déclinant et nuançant l’idée générale de l’ouvrage qu’à une progression dans le raisonnement : le chemin suivi par Mensonge romantique et vérité romanesque est parfois tortueux. Dans l’ensemble, il me semble toutefois que la puissance d’intuition manifestée par R. Girard dans cet ouvrage est très forte.