Cendrars le moderniste, l'auteur des Poèmes du Transsibérien, tire comme romancier un trait visible entre le XIXe et le XXe. Moravagine cultive une obsession pour l'étrange, le pathologique, l'« immense et raisonné dérèglement de tous les sens » ; il n'hésite pas à se saisir d'objets forts peu poétiques (à l'image, là encore, du Rimbaud qui définit les poteaux télégraphiques comme des “lyres aux chants de fer”) et à en chanter les bizarreries (“la santé, reconnue bien public, n’est que le triste simulacre d’une maladie démodée, ridicule, immobile, quelque chose de solennellement vieillot qui se tient vaguement debout entre les bras de ses admirateurs, et qui leur sourit de ses fausses dents”).
Cette fascination pour l'étrange peut donner à Moravagine, dans ses premières pages, d'un air de foire aux horreurs qui peut laisser — qui m'a laissé — un peu sceptique. Mais le style de Cendrars, nerveux comme un cheval dans son box, s'épanouit ensuite lorsque les personnages prennent le large et “bourlinguent”. La structure épisodique (les comparses vont ici, puis là, puis là-bas…) fait figure de facilité, en cela qu'on a l'impression que l'auteur aurait in fine pu l'allonger autant que nécessaire pour boucler son livre. Mais l'ensemble reste soulevé par quelques pages glorieuses qui rachètent sans difficultés de petites faiblesses de construction.
Citation pour la route : « Napoléon a peuplé Paris d'effigies. Pâle allégorie, le Louvre apparaît certains jours transparent et bleuté comme un immense billet de banque et, comme le papier monnaie qui ne correspond plus à rien quand le trésor de l'État est épuisé, le Louvre vidé de ses rois, la France sans ses anciennes provinces, le citoyen français tiré en série sur les Déclarations des droits de l'homme comme les assignats sur la planche n'ont plus cours et ne valent rien. Inflation sentimentale. Si en 1912, le monde entier désirait encore de cette valeur, France, c'est que chacun voulait posséder une vignette, un cliché, une petite femme, la grue, Paris, d'où faillite de la Troisième République qui crève de mettre continuellement au monde une Sarah Bernhardt, une Cécile Sorel, une Rirette Maitrejean et, plus tard, la mère Caillaux. Et pas un homme, pas un homme. »