[À la question de savoir pourquoi dans la multitude infinie de biographies sur Napoléon, je me suis adressé à Jacques Bainville et pas par exemple à un très réputé André Castelot ou à de grosses pointures comme Jean Tulard ou Thierry Lentz, la réponse est d'une telle platitude. J'avais envie de solidifier mes connaissances trop lacunaires et éparses sur le père de l'"Aiglon" et il se trouvait que le résultat des hasards d'un vide-grenier ainsi que la perspective de vider d'un livre en moins un meuble bourré à craquer avec ses dix tonnes de bouquins à lire m'avaient poussé à ce choix. Reste que je ne manquerai pas de faire appel à ces autres noms prestigieux pour combler mon inculture sur le sujet.]
A man never goes so far as when he does not know whither he is going.
Non, cette citation dans la langue de la pire ennemie de notre personnage n'est pas de ce dernier, mais d'Oliver Cromwell, avec lequel il n'est pas sans quelques points communs. Toujours est-il que Napoléon, évidemment dans le français de Molière, aurait pu se l'appliquer à lui-même. D'ailleurs, loin du visionnaire voyant tout, prévoyant tout bien à l'avance dont on se pourrait se faire à tort l'idée, il ne savait même pas à quoi s'attendre le lendemain. Il le reconnaissait lui-même. Il le disait à qui voulait bien l'entendre. Et c'est dans une certaine mesure pour cela, à l'inconnu mêlé à des circonstances appelant irrésistiblement à laisser agir une brillante audace, une redoutable intelligence et une ambition démesurée, avant une chute ne paraissant qu'inévitable, que le petit Corse d'une famille nobiliaire pauvre a atteint des cimes absolument hallucinantes.
Quelle accumulation énorme de petits et de grands hasards, de forçages par le destin, d'opportunités saisies pour en arriver là, mon Dieu. Un seul minuscule élément était manquant et tout aurait été contrecarré.
Mais même consul, même empereur, quelle fragilité de situation dont là encore, il était conscient. Il n'avançait pas dans une allée de marbre large et étincelante, mais dans la vase d'un chemin sinueux et obscurci. Oui, par cet angle d'attaque que Jacques Bainville raconte cette histoire incroyable.
Un Bainville qui réussit à faire comprendre par exemple qu'un Marengo aurait pu déjà être un Waterloo si Desaix n'avait pas été un Grouchy arrivant à temps. Un Bainville nous faisant saisir que Trafalgar n'a pas vu ses effets désastreux effacés par le triomphe d'Austerlitz, mais qu'Austerlitz a vu ses effets triomphaux effacés par le désastre de Trafalgar. Malgré un génie militaire exceptionnel et inégalé, le meilleur, c'est une déconfiture programmée.
Pourquoi ? Parce que cet homme, détestant l'anarchie, ayant une phobie des foules à deux doigts de faire foirer le coup d'état du 18 Brumaire (alors que paradoxalement, il était d'un courage et d'un sang-froid sans faille sur les champs de bataille !), pensant uniquement à l'indépendance de son île d'origine au moment de la Bastille et de ses suites, a eu pour charge de porter l'héritage de la Révolution. Ce dernier s'incarnait particulièrement dans la conquête de la Belgique qu'il se devait de conserver à tout prix, car c'était en bonne partie la raison d'être de son pouvoir et du fait qu'il lui a été attribué, face à une Perfide Albion qui ne pensait qu'à lui la faire déposséder, en l'ayant froidement à l'usure à coups de coalitions.
Oubliez, pour cette version de l'existence du "petit caporal", les immenses tableaux sanglants et épiques avec des milliers de grognards s'exécutant sans faillir parmi le feu ininterrompu des canons, les visages salis par le sang, la boue, la sueur et la poudre, avec une cavalerie déferlant, avec lenteur d'abord puis avec le foudroiement de l'éclair, sur les troupes adverses. Les manœuvres militaires, les longues descriptions guerrières, ce ne sont pas ses trucs à Bainville ou alors il n'y s'intéresse pas. Il n'y a pas de ça ici. Par contre, pour exposer les motifs et les conséquences, pour nous plonger dans les sphères dangereuses et machiavéliques de la politique, c'est excellent. Là, l'historien est dans son élément.
Il cadre de très près son protagoniste, s'engouffre dans son intime, ne lâche jamais son caractère, ses raisons d'agir, ses qualités, ses défauts, ses grandeurs, ses petitesses, ses forces, ses faiblesses. C'est la psychologie et l'humain qui teintent l'ensemble. Le tout est porté par une plume sèche, nerveuse, fluide et captivante, poussant à parcourir les pages avec rapidité. C'est un portrait complexe, nuancé, donc donnant le sentiment d'une grande justesse. D'un royaliste, on n'aurait pu s'attendre à le sentir envie de crier "usurpateur" dans chaque substantif, ce n'est pas le cas. Il se montre au contraire bienveillant, fait preuve de compréhension avec lui, l'excuse pratiquement tout le temps. Et tout cela jusqu'au dernier souffle à Saint-Hélène, où, en dépit (ou grâce à !) de son isolement, cet extraordinaire propagandiste de sa propre gloire a réussi à achever de diffuser et de forger sa propre légende. Je l'ai aimé ce Napoléon. Je m'y suis attaché avec ferveur, avec affection. Mon Dieu, quelle fascination on ne peut qu'avoir pour lui quoiqu'on en pense.
Oui, bon, jusqu'au dernier souffle à Sainte-Hélène parce qu'après, dans le chapitre final, alors qu'il ne reste que quelques paragraphes, Bainville balance gratuitement, sans cohérence par rapport au contenu précédent et au ton adopté une phrase d'une stupidité abyssale :
Sauf pour la gloire, sauf pour l'"art", il eût probablement mieux valu
qu'il n'eût pas existé.
Déjà, ce n'est pas très élégant de faire sienne, en la transformant en une pensée sur la vie entière de Napoléon, une citation sur Napoléon Bonaparte qui a été énoncée, dans une formulation un peu différente, par... Napoléon Bonaparte (eh oui !), alors consul, quand celui-ci était près du tombeau de Jean-Jacques Rousseau (parlant aussi bien de ce dernier, le considérant comme le responsable de la Révolution, que de lui-même !), sûrement ahuri par la perspective de porter une destinée s'annonçant et commençant à être effrayante, car promettant de bouleverser à jamais la face de la France et du monde.
Ensuite, ce n'est pas parce que les frontières sont revenues à celles de Louis XVI que tout dans ses années de toute-puissance a été vain ; son influence a été bien au-delà de simples frontières terrestres, bien bien bien au-delà. Et oui, son code civil est devenu périmé (argument de niveau bac à sable de l'auteur pour tenter de se justifier !). C'est normal, les époques et les mœurs changent, donc les lois pour la plupart inévitablement aussi. Mais il a servi de base, une base essentielle qui a façonné notre société et celles d'autres pays comme jamais un texte de loi l'a fait auparavant. Il n'était pas innovateur dans les armements utilisés, en en restant à ceux de l'époque de Louis XV. Ben, on ne sait pas s'il n'aurait pas su utiliser avec autant de brio des engins de mort plus modernes s'il avait vécu à une période plus récente avec les mêmes stratégies étincelantes. Et je ne parle même pas d'impact considérable en ce qui concerne la liberté religieuse, les réformes économiques, celles institutionnelles et toute une sacrée palanquée d'autres choses.
Et on peut alors tout aussi bien dire que la restauration des Bourbon (d'une durée quasi similaire que Napoléon chef d'état !) aurait été mieux si elle n'avait pas existé aussi, qu'elle a été aussi vaine puisque c'est une autre monarchie renversée par une autre révolution, qu'elle n'a fait que retarder une réapparition à long-terme de la République. J'aurais pu employer ce raisonnement idiot pour n'importe quel autre dirigeant ou n'importe quel régime dans ce cas. Pour Louis XIV, pour Charlemagne, pour Jules César, pour Alexandre le Grand...
Ce n'est pas parce qu'on est parvenu à être un électron libre dreyfusard en évoluant dans un milieu nocif dans lequel on se doit de cracher sa haine du Juif et d'en faire la source de tous les maux, ce n'est pas parce qu'on a prédit la Seconde Guerre mondiale (sans jamais voir sa prophétie tragique se réaliser, un cancer en ayant décidé autrement !), qu'à côté, on est à l'abri d'édicter une connerie.
En quelques mots, en une bassesse, Bainville transforme un ouvrage à 99 % remarquable, à portée de la grandeur et de l'incontournable, en un récit laissant sur une sensation amère. En conséquence, je n'ai qu'apprécié ce que j'étais à quelques lignes d'adorer.