C'est le coeur lourd que je referme le si salué, tant par le public que les critiques, Né d'aucune femme de Franck Bouysse. Mais c'est précisément cette pesanteur qui lui donne sa grâce, pourrions-nous dire, car ce livre ne manque ni de l'une ni de l'autre.
Dans ce conte cruel duquel il ne faudrait rien savoir en entrant, l'auteur nous immerge dans la tragique destinée de Rose, via un récit enchâssé de belle manière : c'est un prêtre (du nom de Gabriel, identité prédestinée au sacerdoce) qui va nous livrer sa vie, via des cahiers providentiels ayant appartenu à la jeune femme.
Pour celle qui aura tant aimé les mots, qui aura peu à peu réussi à les apprivoiser, écrire son histoire aura été son ultime liberté. Franck Bouysse offre une large réflexion sur le pouvoir salutaire de l'écriture, qui apparaît comme le dernier refuge, la dernière richesse de celle qui a été dépossédée de tout.
Car c'est à une longue et lente perdition, un long et lent calvaire que va assister le lecteur au fil de 344 pages douloureuses, cruelles, d'une violence hallucinante, ça et là traversées de quelques éclats de beauté, d'une trop rare paix. Des pages heureusement portées par une écriture si sobrement gracieuse, sans afféterie aucune, dont l'élégance et l'empathie permettent d'amortir l'horreur.
Difficile et peu souhaitable d'aller dans le détail des péripéties de la jeune femme, dont on a déjà bien trop parlé. On dira que Franck Bouysse semble avoir puisé dans le formidable terreau des contes pour donner naissance à ce roman magistral. Personnages types sans prénom - le maître (très proche de l'ogre), la reine mère (qui évoque la marâtre de Cendrillon), la mère, le père, les soeurs - cadre typique du merveilleux traditionnel - le château forteresse au milieu des ronces (comme un écho à la Belle au bois dormant), la ferme, la forêt - sont autant d'éléments qui ancrent le récit dans une époque sans âge, un temps immémorial dont pourtant le lecteur se sent immédiatement proche tant l'atmosphère fait vibrer la corde de la tradition orale. Une époque où l'on se déplace en boghei et où l'on compte en lieues.
Le roman se place également dès l'entrée sous le signe du sacré, avec de très beaux passages sur l'engagement spirituel, sur les ordres, par le truchement de la voix pleine de poésie de Gabriel qui donne à ces pages liminaires une dimension mystique du plus bel effet. Et la transcendance sera sacrément nécessaire à Rose pour survivre au chemin de croix qui sera le sien.
Bien des oeuvres m'ont traversé l'esprit pendant la lecture - difficile, si difficile - de ce roman : il y a tout d'abord le film de Pascal Laugier, Martyrs, dont la cruauté et le sadisme font écho à ce que va vivre la jeune Rose au sein du château et qui inclut également une réflexion métaphysique ; le thriller Des noeuds d'acier de Sandrine Collette, pour les douloureuses séquences de séquestration, le pur plaisir d'entraver quelqu'un, de le voir soumis à ses chaînes - enfin à Chien-loup de Serge Joncour car les deux oeuvres filent avec puissance et intelligence la thématique animale, la sauvagerie, la part de chien et de loup dans l'homme, son obéissance aveugle, sa fidélité mais aussi son caractère monstrueusement indomptable et violent. Quand l'être humain devient bestial, déshumanise ses semblables : est-il encore digne du nom d'humain ? Nous aurons dans ce livre tant d'exemples de ces êtres démoniaques, incapables de la moindre sensibilité, ne cherchant leur jouissance que dans l'intense souffrance de l'autre.
Les bêtes sont omniprésentes dans le roman de Franck Bouysse et sont autant de miroirs pour les hommes qui les entourent. Les bêtes qui ramèneront toujours l'homme à sa condition de mammifère. D'ailleurs, on se jauge physiquement dans ce livre, on se flaire, on se laisse guider par son instinct, inspirer par la courbure d'une épaule, émouvoir par le crin doux d'un cheval. L'Homme avant tout corps, sens.
Je repense à cette incroyable scène d'accouchement solitaire, au cordon rompu avec les dents, à ces peaux ensanglantées qui se mêlent et à l'amour qui perce malgré tout les ténèbres, l'amour vainqueur de toutes les tragédies, l'ultime vérité du monde.
Le lecteur ne peut que ressentir, dès les premières pages, une intense compassion à l'égard de Rose l'héroïne, Rose la belle endurante à qui la vie ne fera aucun cadeau si ce n'est quelques uns, épars ou tardifs : le bel Edmond, jardinier tendre mais soumis, réduit à l'impuissance face à un destin qui le dépasse, une mère qui ne l'oubliera jamais, un père qui aurait voulu racheter sa très grande faute et le paiera très cher (oh, cette scène atroce...), et enfin une Eugénie, Génie amical, adjuvant précieux grâce à qui le destin manuscrit de Rose parviendra à Gabriel - et ainsi jusqu'à nous.
Je n'avais rien lu de l'auteur avant celui-ci, mais j'ai été immédiatement happée et séduite par son impeccable maîtrise narrative qui fait qu'il m'a été impossible de penser à autre chose qu'à ce livre pendant 4 jours.
Quatre jours pendant lesquels je ne pensais qu'à Rose, engloutie que j'étais dans cette ténébreuse ambiance de conte : longtemps que je n'avais pu ainsi lâcher un livre de la sorte. Rythme effréné, suspense haletant, polyphonie des voix qui font varier les focales en offrant des points de vue différents sur une même scène, fondent aussi la réussite de ce roman parfaitement construit qui, une fois commencé, vous emporte, vous enveloppe pour définitivement vous hanter.
Malgré quelques zones d'ombre sybillines et quelques failles de clarté (en raison du mélange entre fantasme et réalité qui parfois m'a fait imaginer un twist à la Shutter Island) qui ont un peu gâché mon complet plaisir de compréhension, les lecteurs ne s'y sont pas trompés en célébrant ce roman, ni les critiques en le couvrant de lauriers.
Pour finir, nous dirons que Né d'aucune femme est un grand chant de douleur teinté de spiritualité, le récit de la destinée d'une martyre qui se drape dans les vêtements du conte et qui, par cette filiation romanesque ancestrale, parvient à atteindre l'universel.
La plume poétique, sensible et attentive de Franck Bouysse, qui signe sa connaissance abyssale de l'âme humaine, achève d'offrir à ce roman son caractère grandiose et inoubliable.
Pépite d'or.