Il y a tout de même une très grande éthique, ou un très grand courage (mais une éthique sans courage, après tout, n'a pas de raison d'être) à se mettre, quand on est un écrivain, autant en danger que ses personnages. Une très grande témérité aussi, car on sait bien qu'une fois lancés sur des pentes glissantes, les personnages ont la vilaine habitude de s'échapper de leur créateur et de n'en faire qu'à leur tête. Les bons auteurs sont peut-être ceux qui les laissent faire, et acceptent par conséquent de passer leur livre à tutoyer l'abîme.
Car oui, par delà le plaisir de se frotter à une telle acuité, une telle inventivité, par delà la surprise, le contentement, l'effroi, l'admiration, il y a eu tout au long de ces 700 et quelques pages l'inquiétude de voir soudain l'autrice perdre pied, perdre souffle : que la course dans laquelle elle s'était lancée dès la première page (à la poursuite, tiens donc, de ses deux héros traversant l'Argentine comme Alice le miroir) soit finalement trop ambitieuse, trop démesurée pour elle. Est-ce que cette angoisse de lecteur est voulue, orchestrée par Mariana ? Tout est tellement diaboliquement tissé dans ce roman là, que l'hypothèse n'est pas exclue. Politesse extrême, et extrêmement cruelle, d'avoir tellement de considération pour ceux qui vous lisent qu'on veut tout partager avec eux, même le risque qui menace toujours les montures emballées : rater le virage et se prendre un arbre de plein fouet.
Et donc, de ce courage, de cette témérité, de cette politesse, de cette cruauté, Enriquez contamine son texte. Elle passe d'un registre à l'autre sans coup férir, maitresse absolue de la métamorphose : les époques, les pays, les narrateurs, les ambiances se succèdent, s'entremêlent, se répondent, et par un sortilège diffus plus le livre se disperse et plus il devient cohérent. On dirait d'un mage qui prépare sa potion, la main d'autant plus ferme qu'il ne sait pas bien quelles forces en sortiront. Incantation. Il y a de l'apprenti-sorcière dans cette folle expérience qui parvient à faire tenir ensemble les éléments les plus disparates, les plus osés, les plus brutaux, les plus tendres qui soient - expérience heureusement trop impure pour n'être que métaphorique et trop implexe pour être le moins du monde gratuite.