Au douzième coup, les ténèbres étaient complètes. Une confusion
tumultueuse de nuages avait englouti la ville. Partout régnaient les
ténèbres, le doute, le chaos. Le XVIIIe siècle avait vécu, le XIXe
venait de naître.
C'est l'histoire d'Orlando, beau jeune homme, qui a tapé dans l’œil d'une Elizabeth Ire vieille, raidie et cacochyme, qui deviendra une femme la trentaine venue, qui s'essaiera pendant plusieurs siècles à la poésie, ou plutôt à un poème, qui connaîtra l'automobile et l'électricité, et qui sera en l'an de grâce 1928 une écrivaine reconnue...
De Virginia Woolf, je n'avais lu, et il y avait plusieurs années de cela, que Mrs Dalloway qui m'avait fait une très forte impression. Donc il était parfaitement logique que j'attende des plombes avant d'en lire un autre. Et une fois, que mon pauvre neurone unique s'est décidé à replonger dans une autre oeuvre de l'écrivaine, c'est sans le savoir qu'il a plongé dans une chose totalement différente mais sans que jamais, au contraire, ça donne l'impression d'être autre chose que du Virginia Woolf. Quelquefois, l'ignorance a du bon.
Mieux vaut, songea-t-elle, être vêtue d’ignorance et de pauvreté qui
sont les habits sévères de notre sexe ; mieux vaut laisser à d’autres
le gouvernement et la discipline du monde ; mieux vaut être quitte
d’ambition guerrière, volonté de puissance et autres désirs virils si
l’on peut ainsi jouir sans partage des plus exaltantes ivresses que
connaisse l’esprit humain, je veux dire, prononça-t-elle à voix haute,
comme toujours lorsqu’elle était profondément émue, la contemplation,
la solitude, l’amour.
C'est absurde, c'est hyperbolique, c'est délirant, c'est allégorique, c'est bigger than life, c'est WTF, et c'est drôle, c'est très drôle. Ce que Virginia Woolf qualifiait elle-même de "récréation d'écrivain" est une traversée des siècles, des époques, absolument unique. C'est une fausse biographie où la biographe ne manque pas d'écrire sur chaque page qu'elle s'écrasera pour laisser parler son sujet, c'est une oeuvre où germent sous la couleur de l'ironie quelques pensées féministes, c'est introspectif, le temps semble infini, on a l'impression de suivre l'écoulement d'un rêve. C'est du Virginia Woolf pur jus, du Virginia Woolf qui voudrait faire croire qu'il est ici relâché, sans ambition, mais non, on ne tombe pas dans le piège car cette oeuvre ne parvient pas cacher que c'est du bel art bien personnel, qui de chaque phrase transpire le style exceptionnel d'une artiste atypique.
La vie est un rêve, c'est le réveil qui nous tue.