D'une plume très sobre, où se tait toute ponctuation un tant soit peu exubérante, Sylvain Prudhomme raconte une histoire pleine de douceur, pétrie de deux mots que les Français connaiss(ai ?)ent bien : la liberté et la fraternité.
Et, comme les livres sont autant de ponts dialoguant entre eux, je n'ai pas été surprise de trouver des thèmes communs entre ce roman et le Goncourt 2019 que je viens de terminer. Chez Prudhomme aussi, le récit invite à la tolérance, à l'ouverture d'esprit, au changement de regard, tant il est vrai ici que tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon.
Sylvain Prudhomme n'a pas volé son prix Femina 2019, avec cette très touchante ode à l'errance, aux rencontres (imprévues) et hasards (heureux). Le narrateur commence par retrouver son camarade "l'autostoppeur", qu'il n'a pas revu depuis des années. Le hasard, encore, les conduit à vivre dans la même ville de province. Sacha, le narrateur, ne part plus comme son ami par les routes, il a mûri, se dit-il et a laissé derrière lui ces lubies de jeunesse. L'autostoppeur, lui, continue ses pèlerinages plus ou moins hasardeux, sillonnant l'hexagone aux côtés d'inconnus hospitaliers.
J'ai pensé que ce personnage était très bretonien, dans le sens où il se montre disponible à l'événement (que toute vie est), aux croisements, aux carrefours. Pèlerin, marcheur, arpenteur, poète aussi, philosophe (la page 125 est un morceau de bravoure remarquable), vagabond des étoiles, voyageur sans bagages, un peu marginal mais grand cœur, oreille attentive, pur altruiste.
Il m'a fait penser à cette phrase : Heureux les fêlés car ils laissent passer la lumière ou à Deleuze qui dit qu'on ne peut aimer quelqu'un que pour son grain de folie, ce moment où on perd un peu les pédales. Ses Polaroïds, cette volonté de fixer le visage de ces anonymes plus vraiment anonymes, m'a rappelé la marotte de Nino Quincampoix dans Amélie Poulain. Il y a d'ailleurs dans ce livre une grande poésie, une voix qui se fait chantre du terroir, énumère les drôles de noms des villages avec jeu et gourmandise qui en dit long sur l'amour que porte l'auteur à la France ! On notera aussi que "l'autostoppeur" n'est jamais nommé, devenant ainsi un "type littéraire" par cette absence, presque une allégorie de la quête éperdue de liberté, de la soif du large..
Sylvain Prudhomme s'exprime à la 1ère personne et il s'attache à scruter ses ressentis mais non sans oublier d'observer attentivement les autres, de se mettre à leur place. Grande empathie de la focalisation. Au contact de son nouvel entourage, le narrateur découvre qu'il n'est pas si sûr de son assise personnelle, qu'il doute également beaucoup, que sa vie sentimentale n'est pas simple. L'irruption de Marie dans sa vie va achever de rebattre les cartes d'un destin qu'il pensait désormais dénué de passion.
Par les routes transporte tant dans le fond (vaste réflexion sur le fatum, sur la marginalité, le nomadisme et la sédentarité..) que dans la forme via la toponymie, les allées et venues par monts et par vaux, France et Navarre, de l'autostoppeur qui nous fait drôlement voir du pays et avec quel esprit...
Comment également ne pas penser à "Aires" de Marcus Malte, qui fait aussi de l'habitacle devient le divan du monde, un cabinet de curiosités, un confessionnal, le lieu privilégié de l'intimité soudain révélée. Le conducteur et son cœur mis à nu, c'est cette vérité qu'au fond cherche l'infatigable porteur de pancartes. Qui revient toujours de ses voyages la bouche pleine d'histoires improbables, extraordinaires de ces milliers de destins croisés. À son ami Sacha, le romancier, de mettre en forme cette argile humaine. Joli duo complémentaire !
Ce livre nous redit, si besoin en était, que toute vie est un roman.
J'ai aimé l'écriture très ramassée, sobre, sans fioritures, très brute et vraie, de Sylvain Prudhomme. Certains passages m'ont rappelé la bouleversante poésie du quotidien de Prévert (p 128), son approche sensuelle et tendre. L'auteur est particulièrement doué pour décrire minutieusement les soubresauts du désir, de l'attachement, les racines profondes de l'amour, sa complexité sans fond. J'ai aimé le traitement tout en délicatesse de la question de la traduction mais aussi de la lecture, si salutaire par temps de doute.. Ce roman m'a donné envie de découvrir le romancier Marco Lodoli, mais aussi de relire Kundera.
De toute façon, avec les mots c'est toujours pareil, le sens glisse, dérape par rapport à l'intention qu'on avait, il dérape en italien comme en français, les mots toujours débordent, c'est le jeu.
Enfin, j'ai été très émue par cette simple phrase, qui pourrait être un programme politique en elle-même :
un réseau d'hommes et de femmes unis en secret pour la liberté.
Sylvain Prudhomme nous raconte une France attachante, belle, une carte postale si diverse, géographie poétique aux beautés innombrables, qui fera penser à tout lecteur français qu'il n'est guère besoin d'aller courir le monde pour y trouver de l'exotisme ! (suffit d'aller à Sainte-Affrique ou au Caire !). Un livre qui fait un bien fou, ébouriffant de liberté et d'humanité, et un hommage poignant et sans angélisme à notre belle nation, terre de contrastes, peuplée de gens généreux et accueillants.. La scène finale renvoie à la littérature classique qui veut qu'une grande réunion des personnages scelle le dénouement dans un grand sourire réconcilié. En l'absence du héros, ici, dans un ultime geste d'effacement, à l'élégance infinie.
Voilà qui redonne confiance en l'Humain, et c'est une chose précieuse que celle-ci, surtout actuellement. Un livre rare comme un manifeste humaniste, à garder tout près de soi, pour la chaleur vivante qui s'en dégage.