« Marwani, recruteur-manager en quête du profil qui apportera une réelle plus-value à l'équipe recherche du pôle Investment Banking, sait apprécier l'expression d'une telle faiblesse. Il applaudit, il valide puis libère Chanard et shoote un mail à la directrice des ressources humaines. Chanard a du potentiel. Il est smart et courtois. On va le staffer au plus vite et on verra à quel genre de performer on a affaire. » Attention à la gueule de bois en entamant ce roman dit « d'entreprise », appartenant à un genre en vogue et assez casse-pieds, de plus en plus prisé par une certaine élite mondaine ce qui n'est pas pour arranger son cas. « Potentiel du sinistre » raconte l'ascension et la chute du dénommé Chanard, manager aux dents longues qui dédie sa vie à l'intérêt du Groupe, multinationale toute-puissante faisant la fierté de ses employés. Ecrit avec une « phraséologie d'entreprise » comme le précise son éditeur, Actes Sud (en voilà donc un nouveau à se plonger dans le bain!), le roman est volontairement très froid et impersonnel, les phrases sont à la fois ampoulées et vides, bourrées d'anglicismes horripilants et, pour parfaire le tout, conjuguées entièrement au présent, s'organisant autour d'une totale linéarité – de temps, de ton.
On émettra d'abord d'énormes réserves sur cette manière d'écrire, cette technique consistant à s'approprier les caractéristiques les plus exaspérantes de l'objet pour en augmenter l'impact de la critique. N'y allons pas par quatre chemins, « Potentiel du sinistre » est l'histoire de parfaits trous du cul. Chanard, le personnage principal, n'est encore pas le pire, lui chez qui percent, occasionnellement, des signes d'humanité au-delà de l'abruti robot carriériste et manipulateur dont il revêt les traits. Sa femme, Cécile, obsédée par l'idée d'un bien-être que procurerait une vie sur rails sans aiguillages, confite (et fière de l'être) dans une norme inflexible, ramenant chaque chose à un état binaire (bien/mal) et dont la seule angoisse dans la vie serait d'être mal vue par son supérieur hiérarchique ou de choisir la mauvaise couleur de papier peint pour le living, est par excellence LE personnage antipathique du livre. Suivent de près une tripotée d'employés aux titres ronflants, de l'executive au board director, tous ayant leur propre vocabulaire constitué de barbarismes anglais ou appartenant au champ lexical du fric. Thomas Coppey, l'auteur, aurait voulu rendre son livre chiant à lire qu'il ne s'y serait pas pris autrement. Et c'est gagné : la plupart du temps, « Potentiel du sinistre » est un calvaire, une punition, et il faut vraiment s'accrocher pour comprendre toute la portée de son discours.
Mérite-t-il qu'on s'y accroche, pour autant ? Cela dépendra surtout d'une certaine tolérance à ce genre de style. Au prix d'un certain effort, on débusque ici et là des traces d'humanité, qui vont croissant au fur et à mesure que le récit progresse. L'attention portée à certains personnages secondaires est touchante, l'auteur surprend lorsqu'il s'attarde sur le cas de types plus communs qui finiront plus ou moins broyés par le système. Il touche au but, particulièrement, en décrivant la chute de Chanard, qui en soi n'a rien de triste (on a même un certain plaisir à voir son couple se casser la gueule) mais qui montre à quel point il est vain de construire son bonheur sur un épanouissement professionnel, dont l'idée même est finalement cryptique et incertaine – se dédier au Groupe, c'est perdre son individualité, se robotiser jusqu'au point où tout l'humain disparaît de soi. Les personnages qui finissent mal sont ceux qui refusent de continuer à se soumettre au dictat du capital. Le propos est ironique et tranchant, et on aurait tort de se laisser décourager par les premières pages : il faut prendre le livre dans son tout pour en tirer la substance, laquelle n'est pas dépourvue d'humour, ni même d'amour, d'éphémères battements de cœur qui finiront systématiquement interrompus par un sourire faux ou une réplique bureaucratique bien assommante. Fondamentalement, on s'ennuie souvent, mais la démarche fait sens. En effet, si le style est froid, le cœur du propos a une certaine chaleur, bouillonne même parfois d'une rage que l'auteur s'amuse à contenir pour mieux servir son style. Mémorable, cette séquence où Cécile condamne sans appel la sortie d'un ami qui aura osé émettre des doutes sur le sens d'une vie consacrée à être un employé modèle : les vrais humains doivent se taire, la parole n'est qu'à la superficialité, et malheur à qui voudra s'en détacher.