Sombre Dimanche
6.8
Sombre Dimanche

livre de Alice Zeniter (2013)

Il faut insister pour se plonger dans cette Hongrie peu amène, austère voire carrément inamicale qui constitue le cadre du roman. Il faut insister tout autant pour s'attacher à ses petits Hongrois, ces membres d'une famille affligée de tant de problèmes, le plus critique étant une tendance pathologique à la tristesse dont même le Français moyen ne pourrait s'enorgueillir (du moins à en croire les récents sondages). Sans même parler de cette maison au bord des rails, ce goulet d'étranglement cerné par les trains dont les passagers déversent, sur le petit et minable potager des Mandy, un jet d'ordures presque ininterrompu. En dix pages, Alice Zeniter pose un climat très lourd, sinistre, qui ne donne pas vraiment envie de poursuivre sa lecture, moins parce que c'est triste que parce que c'est un peu emprunté, voire artificiel – cette fameuse maison, bien sûr, dont l'isolement frise la caricature... On laissera pourtant à l'auteure le temps de déployer son univers, de faire naître ses personnages tous plus brisés les uns que les autres, de donner consistance à ce pays qu'elle affuble de mœurs si moroses. En effet, « Sombre dimanche » installe son atmosphère sur la durée, dans un crescendo finalement admirablement maîtrisé qui justifie ses débuts cahotiques où l'on se demande dans quoi on s'embarque.

Imre Mandy est un garçon simple, effacé, dont les journées sont mollement rythmées, partagées entre une vie familiale malheureuse, une vie sociale réduite et une vie amoureuse qui tarde désespérément à se manifester. Il est lui-même le fils d'un pays sans identité ni doctrine, à cheval entre un communisme qu'il tente d'enterrer et un libéralisme qui peine à en atteindre les frontières. Il est aussi le fils de son père, qu'on ne connaîtra que comme un homme silencieux, mélancolique et peureux, voué à la protection d'un grand-père acariâtre et à l'entretien maladroit de l'amour qu'il porte à sa femme, l'effacée Idilko qui renoncera à faire de lui l'homme qu'elle aurait voulu qu'il soit... Il y a bien une femme, dans la vie du petit Imre, qui souhaite devenir quelqu'un : Agi, sa sœur aînée au rire si entraînant et à la beauté si parfaite, à laquelle Imre voue une admiration sans faille. Et il y a un garçon, aussi, son ami de toujours, Zsolt qui leur fait à tous deux promettre d'épouser, plus tard, une « Californienne d'Amérique » (sic) symbole de l'ouverture de leur pays qu'ils ont tant attendue. Problème : sont-ils faits pour l'ouverture ? En prétextant un contexte politique houleux (la chute du communisme) Alice Zeniter va entraîner ses personnages dans une spirale de désenchantements. Un peu pesant au début, le choc des civilisations ne brillera en effet jamais autant que lorsqu'il n'aura pas lieu : la Hongrie des années 80 est une sorte de no man's land qui semble interdire la réalisation de soi, et dont les habitants semblent comme retenus par une léthargie les empêchant, littéralement, de vivre.

D'un ennui manifeste, on passe à un début d'intérêt lorsque Zeniter s'attarde sur la croissance de son jeune héros, qui va s'opérer par étapes cruciales : un combat de rue avec son meilleur ami, la découverte de l'amoureux de sa sœur, celle des circonstances de la naissance de son propre père. Dialoguée avec parcimonie, cette jeunesse se vit discrètement, mais avec une certaine intensité refoulée dont on sent la puissance qui affleure. Zeniter privilégie les ellipses, s'arrête sur des instantanés qu'elle raconte avec grâce. On visualise tout d'abord très nettement le décor, peint avec précision et fluidité, de cette maison un peu agaçante jusqu'à cet appartement du centre de Budapest. On visualise très bien les saynètes et il en sera de même pour les aventures d'Imre qui vont s'étoffer au fur et à mesure que la vie le portera loin des rails des trains. Zeniter a à la fois la cruauté et l'intelligence d'interdire à ses personnages d'être heureux, leur tolérant tout au plus des aires de repos avant de les embarquer de nouveau dans des péripéties difficiles qui les mettront aux prises avec leurs origines (sombres), avec leur avenir (sombre) et bien sûr avec leur propre présent, composé de névroses, de rancœurs et de jalousies non exprimées. « Sombre dimanche » fonctionne par actes marquant autant d'étapes de la vie d'Imre, de l'enfance à l'âge d'homme. Le parallèle avec la situation politique de la Hongrie finit par s'imposer naturellement, évident sans être lourd, raconté avec des mots bien choisis et par des anecdotes réussies. Alice Zeniter, qui a vécu sur place, sait transmettre un esprit, une ambiance. On s'y croirait, définitivement.

Le livre est-il triste, donc ? Oui. Pourtant, le talent de Zeniter est de transcender la tristesse propre de son récit pour en faire un vrai « roman de vie », qui prend une tournure épique, parcouru enfin d'un vrai souffle romanesque donnant beaucoup de vie à ses personnages pourtant morts au fond d'eux-mêmes. Cette force, le livre la doit déjà à son histoire propre : le roman des Mandy est, au final, une imposante fresque tragique, le miroir d'un pays mais aussi d'hommes et de femmes en recherche constante d'identité. Derrière le mal national, il y a un mal intime que Zeniter expliquera brillamment, traçant des ponts entre les deux univers avec un naturel et un à-propos vraiment impressionnants. « Sombre dimanche » est également un superbe livre car il est extraordinairement bien écrit. On pense à John Irving, y compris par le recoupement de certaines thématiques. On pense à Jean-Paul Dubois, romancier de la mélancolie française qui sait faire vibrer et pleurer tout à la fois... Il y a chez Alice Zeniter une vraie fébrilité, beaucoup d'acuité, un don indéniable quand il s'agit de faire naître de l'attachement pour des héros très fragiles. Le roman est d'une accessibilité totale, s'interdisant les effets de style inutiles pour se concentrer sur ce qu'il a à raconter. Plus le livre avance, plus l'on se cale sur son tempo, régulier, travaillé, précis, pourtant surprenant à plusieurs occasions. C'est notamment le cas quand Zeniter rend son héros témoin des carnages des sentiments : on comprend que la plus grande violence, dans ce pays de personnes abîmées et quelconques, plus que les horreurs de la guerre, plus que les barbaries des révolutions, reste encore l'amour non partagé, qui rongera hommes comme femmes au plus profond de leur chair. A ce titre, la chanson finale éclaire d'une lumière nouvelle l'ensemble du texte :

« J'ai marché, j'ai marché dans la grande rue Lonai
J'ai perdu, j'ai perdu mon cigare et mon fume-cigarette
Mon cigare et mon fume-cigarette ne me manquent pas tellement,
Tout ce que je regrette c'est de t'avoir aimé autant.

J'ai marché, j'ai marché dans le cimetière Lonai
J'ai perdu, j'ai perdu mon mouchoir de velours rouge
Mon mouchoir de velours ne me manque pas tellement,
Tout ce que je regrette c'est de t'avoir aimé autant. »
boulingrin87
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le 13 juil. 2013

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Seb C.

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