( avertissement : 7 pour la qualité de l'écriture et le principe unique du livre, qui mériterait carrément un 10, mais il y a un hic... le projet du livre est insupportable au sens propre. A côté, Kaputt de Malaparte est une partie de plaisir )
la Deuxième Union Soviétique est jonchée de zones interdites, irradiées ( pas traces de bombes nucléaires, juste des centrales mal entretenues ayant fui sans contrôle réel ) entre lesquelles errent des vagabonds, déserteurs, condamnés en cavale ( non, cavale n'est pas le mot, ils titubent ) soldats ou résistants perdus d'une guerre civile - laquelle ? - quelle importance ?
ils y croisent des trains pénitentiaires en quête d'un goulag providentiel qui leur offrirait son asile et leur épargnerait les affres de l'autonomie, des citoyens restés dans leurs kolkhozes poursuivant vaille-que-vaille la routine vide du communisme, citant des slogans obsolètes, dans le culte superstitieux de leur centrale nucléaire locale à l'abandon; mais surtout - et ça n'est pas un spoil - ils y meurent lentement debout.
Ceux qui n'ont pas succombé vite aux radiations mutent lentement ( mais n'attendez pas d'ailes qui poussent, de crocs qui sortent, de troisième oeil - ils se changent en morts-vivants, mais très progressivement - et tout le pays est engagé dans la même mutation qui, peu à peu, décivilise, déshumanise tout.
N'attendez pas non plus de retour à la barbarie, de renaissance vitale : ces morts-vivants perdent peu à peu leurs forces comme une batterie qui se vide, et pour laquelle il n'existerait plus de chargeur adéquat, et plus de prise où le brancher, et plus de courant pour alimenter la prise.
C'est fabuleusement bien écrit, c'est inventif, fin, unique, profond, ironique et mordant, désespérant, surprenant.
...et peu à peu on s'aperçoit, si on connaît un minimum le folklore russe, qu'on est dans un conte de fées, avec le jeune soldat, le vieux magicien-nécromancien maître du monde des morts et ses trois filles mi-humaines qui pourraient aider le jeune homme à vaincre leur père, à lui reprendre la jeune fille prisonnière qui se nomme, sans surprise, Vassilissa.
...mais écrit avec ce mélange de réalisme psychologique revenu de tout, ce fantastique prosaïque, cette intelligence de style...on n'en revient pas d'avoir, par pur hasard, ouvert cette merveille...
...sauf que l'auteur a un projet simple : écrire la décomposition.
... de cet univers, de ses survivants, des personnages, de tout.
- lentement.
- méthodiquement.
- jusqu'au bout.
l'apparence du récit est trompeuse : les aventures tournent court ( avec une élégance infinie ), les péripéties finissent en queue de poisson, les actions s'engluent dans une eau de boudin radioactive, et c'est fait très délibérément. Rien n'aboutit à rien, tout se délite peu à peu.
La lecture, si elle va jusqu'au bout, laisse un goût de rouille dans la bouche.
Faut-il s'infliger cela ?
Assister ( de l'intérieur, par la force du talent de Volodine, qu'on en vient peu à peu à associer au magicien lui-même ) à la lente décomposition des personnages, qui ne savent même plus s'ils sont amis ou ennemis, jusqu'à ( non, ce n'est pas un spoil ) rester épuisé sur l'humus avec eux, les entendre signaler qu'un corbeau leur a mangé un oeil, chercher à échanger les dernières bribes de souvenir qui leur échappent aussi un à un, et, lentement, bout par bout, rejoindre cet humus ?