p. 151
La place m’est ici comptée, je me contenterai d’ajouter pour les partisans de M. Valéry , qu’il ne m’échappe aucunement que le vocabulaire abstrait de cet auteur cache surtout une escroquerie préméditée qui a réussi, escroquerie qui n’est pas sans un certain charme. […] il ne reste à perte de vue que M. Valéry devant un seul miroir, ne faisant aucune découverte, n’ayant de lui-même qu’un aperçu banal et répétant : Je me voyais me voir, comme il eût dit je me voyais, me voyais…, ce qui n’a qu’un sens, comme certaines rues. Très voisin de je m’emmerdais, m’emmerdais, m’emmerdais.
p. 182
Le rêve passe de toute antiquité pour une forme de l’inspiration. C’est en rêve que les dieux parlent à leur victime, etc. Il est à observer cependant que pour ceux qui ont pris à noter leurs rêves un soin, pur de préoccupations littéraires ou médicales, jusqu’à ces derniers temps absolument sans égal, ne l’ont pas fait pour établir des relations avec un au-delà quelconque. On peut dire qu’en rêvant, ils se sont sentis moins inspirés que jamais. Ils rapportent avec une fidélité objective ce qu’ils se souviennent d’avoir rêvé. On peut dire même que nulle part une objectivité plus grande ne peut être atteinte, que dans le récit d’un rêve. Car ici rien, comme dans l’état éveillé ce qu’on nomme censure, raison, etc., ne s’interpose entre la réalité et le dormeur. Supposez qu’à transcrire cette réalité ils apportent les sottises d’un style imparfait, les voilà traîtres. Ils ne racontent plus un rêve, ils font de la littérature. J’exige que les rêves qu’on me fait lire soient écrits en bon français. Et à cette occasion je parlerai plus longtemps du rêve.
[NB conception ample du style mais étroite de ce qu’est la censure, "oubli" du medium qu’est de toute façon le langage]
p. 186-192
Les rêves ne sont pas l’occasion d’étaler vos goûts leptologiques, de faire montre de quelques connaissances rhétoriques péniblement acquises. Ils ne sont pas non plus une permission de noircir le papier pour ceux qui n’ont rien à dire, qui voudraient écrire tout de même. Un rêve, ce n’est pas toujours ça. La pureté du rêve, l’inemployable, l’inutile du rêve, voilà ce qu’il s’agit de défendre contre une nouvelle rage de ronds de cuir qui va se déchaîner. Il ne faut pas permettre que le rêve devienne le jumeau du poème en prose, le cousin du bafouillage ou le beau-frère du haï-kaï.
Ce qui précède s’appliquerait avec succès à toutes les formes de l’inspiration, et particulièrement au surréalisme. […] Le surréalisme est l’inspiration reconnue, acceptée, et pratiquée. Non plus comme une visitation inexplicable, mais comme une faculté qui s’exerce. Normalement limitée par la fatigue. D’une ampleur variable selon les forces individuelles. Et dont les résultats sont d’un intérêt inégal. Il ne manquera pas de fleuristes pour me faire remarquer que tout le monde sait ça, que ça tombe sous le sens. Par exemple, voilà qui est fort. Tout au contraire la légende règne qu’il suffit d’apprendre le truc, et qu’aussitôt des textes d’un grand intérêt poétique s’échappent de la plume de n’importe qui comme une diarrhée inépuisable. Sous prétexte qu’il s’agit de surréalisme, le premier chien venu se croit autorisé à égaler ses petites cochonneries à la poésie véritable, ce qui est d’une commodité merveilleuse pour l’amour-propre et la sottise. Seulement, le malheur, c’est que même, c’est que surtout quand la critique discursive ne sévit plus, la personnalité de celui qui écrit s’objective, et à cet égard, on peut dire en quelque sorte qu’un texte surréaliste, en fonction de son auteur, atteint à une objectivité analogue à celle du rêve, qui dépasse de beaucoup le degré d’objectivité relative des textes ordinaires, où les défaillances n’ont aucune valeur, alors que dans le texte surréaliste elles sont encore des faits mentaux, intéressants au même titre que leurs contraires. La valeur documentaire d’un tel texte est celle d’une photographie. En réalité toute poésie est surréaliste dans son mouvement. […]
[Encore une fois le "nominalisme absolu" tourne à une forme d’équivalence style = fait mental brut, sans autre interrogation sur "l’objectivité" prêtée au surréalisme]
Ainsi le surréalisme n’est pas un refuge contre le style. On a trop facile à croire que dans le surréalisme le fonds [sic] et la forme sont indifférents. Ni l’un ni l’autre, mon cher. La forme je viens de le dire. Le fonds, j’y viens ensuite. Que l’homme qui tient la plume ignore ce qu’il va écrire, ce qu’il écrit, de ce qu’il le découvre en se relisant, et se sent étranger à ce qui a pris par sa main une vie dont il n’a pas le secret, de ce que par conséquent il lui semble qu’il a écrit n’importe quoi, on aurait bien tort de conclure que ce qui s’est formé ici est vraiment n’importe quoi*. C’est quand vous rédigez une lettre pour dire quelque chose, par exemple, que vous écrivez n’importe quoi. Vous êtes livrés à votre arbitraire. Mais dans le surréalisme, tout est rigueur. Rigueur inévitable. Le sens se forme en dehors de vous. Les mots groupés finissent par signifier quelque chose, au lieu que dans l’autre cas ils voulaient dire primitivement ce qu’ils n’ont que très fragmentairement exprimé plus tard. De même l’observation familière à ceux qui se sont adonnés au surréalisme, qu’un mot peut fort bien y remplacer un autre, sous certaines conditions physiques d’homologie, que souvent la main écrit un mot bien différent de celui que l’expérimentateur s’entend alors dicter**, que le sens de la phrase en est bouleversé, mais sans que cela gêne aucunement l’homme qui écrit, on a tendance à admettre l’indifférence absolue de ce sens cristallisé, dont on n’assume point la responsabilité. Grossière erreur. D’abord pourquoi la main se tromperait-elle, et non pas l’oreille ? Mais surtout ce genre d’appréciation dénonce une notion absurde et superficielle de la réalité du langage. Le sens des mots n’est pas une simple définition de dictionnaire. On sait, ou l’on devrait savoir, qu’ils portent sens dans chaque syllabe, et il est de toute évidence que cet épellement de mots qui conduit du mot entendu au mot écrit, est un mode de pensée particulier, dans l’analyse serait fructueuse***. Ainsi le fond d’un texte surréaliste importe au plus haut point, c’est ce qui lui donne un précieux caractère de révélation. Si vous écrivez, suivant une méthode surréaliste, de tristes imbécillités, ce sont de tristes imbécillités. Sans excuses. Et particulièrement si vous appartenez à cette lamentable espèce de particuliers qui ignorent le sens des mots, il est vraisemblable que la pratique du surréalisme ne mettra guère en lumière que cette ignorance crasse. Ne venez pas nous montrer ces élucubrations vicieuses. Vous ne savez pas le sens des mots. Je parie que ce que vous écrivez est bête.
* Ressemble à une méthode d’associations libres, ou en tout cas écriture infiltrée par l’inconscient et en proie à la découverte. Une sorte de dictée plus "rigoureuse" que l’attention vigile, à quoi manque cependant une théorie du signifiant non pas pour être lacanien mais questionner ladite rigueur.
** Par qui ? ambigu, ce "dicter" où l’expérimentateur peut être actif comme passif.
*** Cette opposition de l’ouïe et de la main, de l’épellement et du mot écrit, où intervient l’arbitraire du signe, initie une forme de théorie du signifiant, orientée sur l’écrit mais qui ne vaut pas pour qui ignore "le sens des mots" et écrit à coup sûr des imbécillités.
pp. 196-200
J’appelle bien écrit ce qui ne fait pas double emploi. […] Ces dernières pages n’épuisent aucunement ce que j’ai à dire du surréalisme. Les suivantes ne prétendent pas le faire. […] il n’est plus possible de considérer le surréalisme, sans le situer dans son temps […] ainsi le surréalisme débordant son objet particulier réalise, par le triple effet d’une généralisation d’hypothèse, d’un raisonnement paranalogie [sic] et de l’adaptation organique de ce surréalisme considéré comme un fait aux circonstances de son développement, la synthèse inattendue de divers aspects du monde moral, voilà ce qu’il faudrait montrer pour décrire cette position particulière au milieu des valeurs intellectuelles*, d’un facteur qui se présentait initialement d’une façon si définie et qui semble seulement avoir peu à peu perdu cette détermination, qu’on croyait essentielle. Inutile d’insister. […] Ce reproche, les voici : pourquoi les surréalistes veulent-ils annexer au surréalisme, et s’en suivent des noms anciens, de plus modernes, et quelques erreurs du récitant. […] n’a cessé de revendiquer l’ombre énorme, hantée et menaçante, de l’arbre qui porte le ciel dans ses branches et plonge son pied dans l’enfer, Isidore Ducasse, comte de Lautréamont. On veut bien reconnaître en lui le grand homme des surréalistes.
[Suit la lettre d’insultes au critique]
* Analogie surréalisme/ psychanalyse ?
p. 208
... l’écumante et large mer intérieure, qui passe sous Paris et qui coulait sous Delphes. Seule signification du mot Au-delà, tu es dans la poésie, à ce point où s’éveille une méditerranée de rumeurs. Et entièrement. Je me souviens d’une cascade au fond des grottes. Quelqu’un que je connaissais, un ami nommé Robert Desnos, parlait. Il avait retrouvé à la faveur d’un sommeil étrange plusieurs secrets perdus de tous. Il parlait. Mais ce qui s’appelle parler. Il parlait comme on ne parle pas. La grande mer commune se trouvait du coup dans la chambre, qui était n’importe quelle chambre avec ses ustensiles étonnés.
[analogie séance psy ?]
p. 225
Il est risible qu’on se fasse de la pensée cette idée qu’elle est immédiatement exécutoire et à tous les coups. Vous imaginez d’ici un homme qui en a violemment à tout ce qui l’entoure, ou peu s’en faut. Ça lui fait un sacré boulot avant de pouvoir seulement envoyer promener sa concierge ! Cette conception a l’avantage appréciable d’imposer le silence à tous les gens qui pourraient protester contre quoi que ce soit. Tranquillisante perspective. Ils mettront gentiment leurs paroles en rapport avec leurs actes, et nous n’entendrons plus ces gros mots, ces injures, qui finiraient par salir notre réputation.
La vie d’un homme, on me permettra cette remarque, n’est pas plus à l’échelle d’une phrase qu’à celle de la critique de cette phrase. […] Six mois d’une vie ne cataloguent pas le vivant, l’activité d’un individu, seule la mort en arrête le développement et alors ce qui importe, c’est la signification générale d’une vie, et non pas les détails de cette vie, édification ou scandale pour les uns ou pour les autres*.
* Pour le spécialiste des hommages posthumes qu’il deviendra, cf. celui de Thorez…
pp. 228-229
Où la bêtise bat son plein, c’est quand tu considères, je ne puis m’empêcher de la virgule précédente parce qu’il y a dans la considération intransitive de quoi ridiculiser son sujet d’une façon très agréable, le fameux dilemme de l’action et du rêve. On a de plus en plus écrit à ce sujet depuis la première révolution française. On a déconné, on déconne, on déconnera longtemps. Pourquoi ? Pour une vieille raison chère aux instituteurs, c’est qu’on ne peut additionner, au moins sans prévenir son monde, des casseroles et des haricots. […] Mais qui, qui a bien pu aller se fourrer dans le crâne que le rêve s’opposait à l’action ? Le rêve s’oppose à l’absence de rêve, l’action à l’inaction. Naturellement, le rêve et l’inaction ne sont pas compatibles : comme le vermicelle et le roudoudou.
pp. 231-233
... je tiens à dire que si j’écris ce n’est pas par pur désintéressement. On demande d’ailleurs à voir un homme désintéressé. Drôle d’eunuque. Et puis, si j’étais désintéressé, ce serait probablement au profit de quelqu’un qui ne le serait pas, lui, désintéressé. […] Parler pour ne rien dire, du diable si c’est le propre des poètes. […] Il y a entre la véritable expression poétique, je ne dis nullement le poème, et les autres expressions, la distance de la pensée aux bavardages. […] Poète, prends ton luth. Oui, mais ta gueule, quand lisant ton journal du matin tu trouves à la fin cette sottise et cette saloperie intolérable
[… -> tirade finale sur l’armée française : "j'ai bien l'honneur, chez moi, dans ce livre, à cette place, de dire que, très consciemment, je conchie l'armée française dans sa totalité."]