Lorsque son beau-père surgit dans sa vie en 1983, Neige Sinno a sept ans et lui vingt-quatre. Elle a déjà une sœur et cette seconde union de sa mère ajoutera bientôt deux demi-frères et sœurs à la fratrie. La famille entame une existence bohème et précaire, dans une maison de Briançon transformée en campement par d’interminables travaux de restauration. Pour elle commence aussi le long calvaire de viols répétés pendant des années, jusqu’à ce qu’à l’adolescence, elle puisse enfin prendre le large. Elle ne sortira du silence qu’à ses vingt-et-un ans, lorsqu’elle se résoudra à porter plainte. Condamné après ses aveux à neuf ans de prison, le beau-père n’en fera que cinq - « Prisonnier modèle, remise de peine. C'est classique avec les délinquants sexuels. Ils sont les bons élèves de la prison. » - et refera alors sa vie, avec une nouvelle femme dont il aura quatre autres enfants.
A jamais marquée, contrairement à lui, par ses blessures de survivante, l’auteur vit aujourd’hui au Mexique. Elle qui se méfie des livres qui ont des sujets et qui ne croit pas au pouvoir thérapeutique de l’écriture, elle qui n’est qu’incertitude face à son projet – « j’ai peur que la seule chose qui m’arrive avec ce livre soit d’être invitée à des émissions de radio sur l’inceste, où l’on me demandera de résumer dans un langage encore plus simple que celui du livre ce qui y est dit afin que les auditeurs distraits et blasés n’aient pas à faire l’effort de le lire. » « Je ne souhaite pas qu’il ait beaucoup de lecteurs. Car ce serait une façon d’exister dans la littérature non pas par mon écriture mais par mon sujet, ce qui a toujours été ma hantise. Et surtout ce sujet-là, que je n’ai pas choisi, ni voulu, ni créé. Exister à mon tour par le biais de quelque chose que je n’ai pas fait mais qu’on m’a fait. Quel cauchemar. » – a pourtant passé vingt ans à la rédaction de cet ouvrage, disséquant compulsivement ces années à subir l’inceste, les attaquant sous tous les angles en un précipité de brefs chapitres, à l’écriture à l’os, nette et percutante, ses tâtonnements irrépressibles autour des gouffres ouverts dans sa vie et dans son être finissant par construire, non pas seulement un témoignage frappant, mais un texte hanté, débordant d’interrogations profondes, d’analyses et de réflexions qui en font définitivement un livre remarquable, d’ailleurs déjà couronné du prix « Le Monde » et dans la sélection du Goncourt.
Alors pourquoi écrire ? Pourquoi parler même ? « Il faut être prêt à perdre beaucoup de choses quand on décide de parler. On perd sa famille, c’est évident, on perd son village aussi, on perd son enfance, ses souvenirs d’enfance, ses illusions d’enfance. On gagne quoi en échange ? Je ne sais pas. On gagne la vérité, mais c’est quoi la vérité, exactement, je ne saurais le dire. » Intitulée « Portraits », la première partie s’essaye à peindre le violeur, constate son impuissance à le cerner objectivement – « évidemment, c’est impossible parce que c’est lui » –, tente alors le portrait de l’enfant, tout aussi irréalisable tant il renvoie de manière lancinante aux questions de l’innocence et du consentement, mais surtout parce qu’il n’existe plus, irrémédiablement, qu’au travers du regard et du désir de l’agresseur. « La domination sexuelle est une forme de soumission qui atteint les fondements mêmes de l’être. » « Les conséquences du viol (…) affectent depuis la faculté de respirer jusqu’à celle de s’adresser aux autres, de manger, de se laver, de regarder des images, de dessiner, de parler ou de se taire, de percevoir sa propre existence comme une réalité, de se souvenir, d’apprendre, de penser, d’habiter son corps et sa vie, de se sentir capable de simplement être. » « Tout mon caractère, c’est lui qui l’a fait. » « Je suis comme ci et comme ça, et tous ces ci et ça dérivent directement de l’enfance que j’ai eue. J’ai du mal à être sûre que j’existe. » « La victime existe en tant que véhicule qui portera, toute son existence, la trace du viol. Abîmés pour la vie. Abîmés, abîmées, cernés par des abîmes. Damaged for life. Ce livre lui donne encore raison. » Se constatant aussi incapable de trouver l’issue qu’un insecte se heurtant indéfiniment à la vitre invisible qui bloque son envol, le texte s’engage alors dans une seconde partie, « Fantômes », ou comment vivre avec le trauma, refaire sa vie peut-être, loin sans doute, en parler à sa propre fille aussi, en somme, et même si « On ne peut pas se relever et se défaire de quelque chose qui nous constitue à ce point », puisque « Le monde entier est perçu à travers ce filtre. Pour celui qui n’a connu que cela, c’est depuis l’oppression que tout s’organise. Il n’existe pas un soi non-dominé, un équilibre auquel on pourrait retourner une fois la violence terminée », tenter quand même de réfléchir à « ce que nous faisons nous-mêmes de ce qu’on a fait de nous », le tout en convoquant les textes d’autres auteurs – Vladimir Nabokov, Virginia Woolf, Camille Kouchner, Emmanuel Carrère… –, les sciences sociales et des avis d’experts.
Comment refermer ce livre autrement que dans un silence pétrifié, comment le commenter quand seuls les mots de l’auteur méritent d’être entendus dans leur parfaite et impressionnante justesse ? Un livre-choc jusque dans sa sobriété, précis, lucide, intelligent. Un livre-combat, où l’auteur se collette aussi bien avec elle-même qu’avec le silence, question non pas tant de survie et de reconstruction, mais d’existence tout court. Très grand coup de coeur.
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