Le grand mérite de Oates dans ce roman est d’aborder un sujet délicat : l’avortement, sans jamais prendre parti.
Nous suivons la famille de Luther Dunphy, assassin d’un médecin spécialisé dans la médecine sociale pratiquant des avortements tué avec son garde du corps ; mais aussi la famille du médecin, tout autant traumatisée par les événements que celle de cet l’assassin mû par une conception extrémiste de la religion chrétienne qui a comme valeur suprême le respect de l’humain.
Ce roman fleuve nous dévoile peu à peu une vérité pourtant évidente : chacun a de bonnes raisons d’agir comme il le fait et, à la condamnation à mort de Dunphy, correspond l’exécution du médecin. La souffrance est partout. Dunphy ne peut supporter toutes ces morts données à des fœtus considérés comme des objets gênants, auxquels on dénie toute humanité, jetés comme des déchets ; le docteur Voorhees considère comme un devoir d’aider les femmes à être libres de leur corps, position tout aussi humaniste et généreuse. Deux héros ? Deux martyrs, peut-être. Car tout le monde est perdant dans ce drame. Et le malheur se répand non seulement dans les familles concernées mais dans la société tout entière, s’arcboutant souvent sur des positions assez simplistes ou préférant détourner le regard en cachant par exemple la réalité sous des images : on préfère dire " ne pas mettre au monde" que "tuer", parler de la liberté sans évoquer l'acte qui la permet.
On voit peu à peu apparaître des personnages complexes, comme l’oncle infirme et la grand-mère universitaire de Naomi, la fille du docteur Voorhees, comme on en voit disparaître d’autres, la femme maladive de Dunphy qui reprend des études d’infirmière après l’exécution de son mari ou celle de Voorhees qui continue à s’investir dans la cause des femmes mais ne peut plus assumer son rôle de mère après la mort de son mari.
Les destins se croisent, se séparent et finalement, c’est peut-être les vies à jamais brisées des enfants qui portera une douteuse rédemption à la difficile condition des hommes.
Un livre passionnant pour son honnêteté intellectuelle même si, dans les 200 dernières pages, Oates évoque souvent sa passion pour la boxe car la fille de Dumphy se consacre à ce sport comme une revanche sur son enfance brisée. Je ne partage pas cette passion et donc ces évocations ont un peu trop alourdi ce pavé de 850 pages.
PS : Oates a encore raté le Nobel en novembre 2022. Je comprends en ayant lu ce roman particulier pourquoi elle ne l'aura pas et qu'à sa place, une Annie Ernaux, pourtant moins habile écrivain, l'a eu : Oates ne prend pas parti parce qu'il est tout simplement impossible de prendre parti. Ernaux flatte en revanche une approche engagée pour l'avortement, celle de la doxa du 21ème siècle. Si la liberté des femmes a été en apparence privilégiée, la littérature n’y a pas gagné, ni le courage intellectuel, c’est certain.