Pourquoi aime-t-on un livre ? Pour son écriture ? Ses idées ? Ses évocations ? Son originalité ? Que sais-je… J’ai fréquenté pendant vingt ans un atelier de peintres amateurs et, toutes proportions gardées, les pages de ce livre me renvoient quarante ans en arrière… Nostalgie ? Peut-être. Pourquoi pas ? N’en déplaise à ces messieurs et dames du “Masque”, on peut aimer ce livre et ne pas s’y ennuyer ! Il y a les mots, les phrases, l’aspect littéraire, mais il y a surtout ce qu’ils évoquent, le motif, les fragrances, le contact, la résonance, les doutes, les difficultés, les espoirs, les abattements et les euphories, l’acharnement et la prostration, le combat, la vie…
Maylis de Kerangal, femme de lettres française, est née en 1967 à Toulon et passe son enfance au Havre, elle est fille et petite-fille de capitaine au long cours. Elle édite son premier roman en 2000. En 2010, elle publie Naissance d'un pont qui remporte à l'unanimité et au premier tour le Prix Médicis. En 2012, elle remporte le Prix Landerneau pour son roman Tangente vers l'est. En 2014, elle est la première lauréate du Roman des étudiants France Culture-Télérama (ancien prix France Culture-Télérama), pour son roman Réparer les vivants qui a été aussi couronné par le Grand Prix RTL-Lire 2014.
Avec "Un monde à portée de main" Maylis de Kerangal nous prend par le cœur et, pour notre plus grand bonheur, nous entraine dans le monde imaginaire des faiseurs d’illusions. L’une des magiciennes se prénomme Paula, en 2007 elle a vingt ans, l’âge idéal pour s’émerveiller, s’enthousiasmer et mordre dans la vie avec toute la détermination de sa jeunesse et, accessoirement, prouver à ses parents qu’elle n’est pas si dilettante qu’ils le pensent. Elle intègre l’Institut supérieur de la peinture, à Bruxelles, où elle découvre l’art de reproduire les minéraux, et plus particulièrement les marbres, les végétaux, dont toute une palette de bois aux veines complexes, les animaux, à l’instar des écailles de tortue. Elle noue des liens étroits avec deux autres étudiants de l’Institut, son colocataire, Jonas et une jeune écossaise, Kate.
Ces mois d’apprentissage à l’institut sont un calvaire : « C’est novembre, il fait froid, elle a la peau rêche et le nez qui coule, les commissures des lèvres fendues de crevasses, une gueule de lit défait. Si fatiguée qu’il lui arrive de s’endormir sans se déshabiller… ». Le doute les saisit à tour de rôle : un jour de découragement Kate confie « On finira tous par camoufler des ruines pour pas cher, par recouvrir des pans de murs crades par des façades fleuries ou par décorer des chambres à thème dans des hôtels merdiques. » Mais lorsque Paula réalisera son tout premier chantier, le plafond d’une chambre d’enfant, elle est alors transfigurée, transportée dans un monde où seuls existent la création et sa créatrice « Elle peint. Les bruits du dehors ont disparu, le silence tient les murs, et seule la respiration de Paula au travail fait entendre une vibration qui monte. » On ne parle plus de faussaire, de copiste mais bel et bien de de créateur, même si le ciel peint au plafond est le plus réaliste possible, Paula y met toutes ses tripes, c’est son œuvre.
On dit que c’est un roman d’apprentissage, où il est beaucoup question du vrai et du faux, où il est beaucoup question de copies et de faussaires, mais ce ciel peint au plafond d’une chambre d’enfant, peint par un autre apprenti “copiste” eut été différent, il ne s’agit donc pas d’une copie mais d’une interprétation, d’une vision du créateur qu’est devenu le peintre. La preuve en est que le même marbre représenté le plus fidèlement possible par chaque élève de l’Institut reste parfaitement attribuable à son auteur, chacun y met quelque chose de lui-même, sa « patte ».
Après avoir obtenu son diplôme, Paula va exercer son métier à Paris, à Moscou sur le tournage d’Anna Karenine, à Cinecittà où elle travaille au décor de Habemus Papam de Moretti, jusqu’au projet de reconstitution de la grotte de Lascaux, ce « fac-similé ultime » que représente Lascaux IV.
Et là c’est l’apothéose, par la bouche de Paula, l’auteure nous donne sa version détaillée des péripéties de la découverte de la grotte, un morceau de choix, et l’esprit de Paula vagabonde par-delà l’Histoire, elle en vient à s’identifier aux artistes magdaléniens pour mieux pénétrer leurs œuvres et rêve un jour de pouvoir admirer les fresques originales, mais existent-elles ? « Paula a imaginé la grotte sous terre, sa beauté retirée, la cavalcade des animaux dans la nuit magdalénienne, et elle s’est demandé si les peintures continuaient d’exister quand il n’y avait plus personne pour les regarder. »
Et mois je me sens doublement coupable !
J’ai vécu à Périgueux, pas très loin de la grotte de Lascaux, de 1946 à 1963. Pendant les dix premières années, entre 1946 et 1956, je crois bien l’avoir visitée deux, sinon trois fois ! Malheureusement, j’étais sans doute trop jeune pour en conserver plus qu’un vague souvenir ou pour avoir été touché par l’importance de ce que j’avais sous les yeux. Pour le bien que j’en ai tiré, je réalise, aujourd’hui que j’ai participé à deux ou trois reprises à sa pollution qui a conduit à sa fermeture ! (La grotte est restée ouverte au public de 1948 à 1963)
Comme je l’ai dit plus haut, le 31 août 2018, sur France-Inter, les intervenants du “Masque et la Plume” s’expriment sur cet ouvrage :
Pour Arnaud Viviant « Elle s'introduit dans des corps de métiers. C'est un roman technique, sur la technique. […] Elle écrit un roman en trompe-l’œil, avec des choses un peu lourdingues. Mais il manque l'impulsion romanesque, les personnages n'existent pas vraiment. » Pour Frédéric Beigbeder « Pour moi l'héroïne existe, elle est même attachante. Je n'avais jamais réussi à terminer un livre de Maylis de Kerangal, bonne nouvelle cette fois-ci j'ai réussi. » quant à Nelly Kapriélan : « Je n'ai pas lu la fin. Je suis affligée par la vacuité de la littérature et du propos. Je n'ai jamais vraiment accroché. Elle montre de façon khâgneuse qu'elle a révisé et qu'elle a ses fiches. » Enfin, pour Michel Crépu, elle est l'une des seules à s'attaquer à la technique dans le roman : « La démarche m'intéresse. Je partage pas mal de choses qui viennent d'être dites mais le projet m'intéresse. On part d'une chambre d'ado et on arrive à la grotte de Lascaux. […] L'histoire de la technique, traitée dans le champ du roman en France, Maylis de Kerangal est pratiquement toute seule à essayer de le faire. »
« Elle montre de façon khâgneuse qu'elle a révisé et qu'elle a ses fiches. » (Dixit Nelly Kapriélan) Et bien là, je dis Bravo ! Car elles sont rudement bien rédigées ses fiches, sacrément complètes ces fiches, drôlement exhaustives aussi ! Parce que la technique, c’est une chose, mais le vécu du peintre devant la toile blanche… l’angoisse, le désarroi ressenti devant incapacité d’assouvir sa volonté, ou au contraire l’exaltation de la création, la frénésie qui étreint le peintre emporté par son œuvre et bouleverse ses sensations… s’il existe des fiches qui expliquent et développent ces états, je suis acheteur !