Venises est un chef d'oeuvre, le grand livre de Paul Morand, son dernier, publié en 1971.
C'est un livre indéfinissable : ce n'est pas un portrait de Venise, ce ne sont pas non plus les mémoires de Morand, ni un journal, c'est un peu tout cela à la fois. C'est un autoportrait de Morand à travers son amour pour Venise, ses Venises, celle de sa jeunesse jusqu'à celle de son grand âge, un hommage à une ville qui lui a donné ses premières "leçons de planète".
A travers Venise, Morand se dépeint, et les époques successives de sa vie. Sa vie sociale, intime, artistique, intellectuelle et littéraire se reflète dans les différentes facettes de Venise avec une richesse prodigieuse de sensations. Livre fait d'évocation des figures qui ont constitué son monde, c'est un tissu de citations littéraires, de notations sur les auteurs, les artistes et personnages historiques qu'il a connus et admirés. C'est un livre d'admirations tout autant qu'un grand livre nostalgique qui évoque le monde disparu de sa jeunesse, dans la première partie, "Le pavillon des Anciens", et au fil des pages c'est la nostalgie du vieil homme qui sent que sa vie est derrière lui, que tout est fini. Morand, qui n'en est pas à une contradiction près, apparait comme une espèce de grand bourgeois rebelle, rétif aux institutions et aux conformismes - tout en ayant fait des pieds et des mains pour entrer à l'Académie Française -, lui qui nous dit qu'il n'a jamais rien appris à l'école, que la religion lui a toujours été étrangère : seul l'art semble avoir constitué son évangile. Si on poussait un peu l'interprétation, on pourrait presque lire entre les lignes les remords de Morand d'avoir fait les mauvais choix en juin 40 et durant toute la guerre, tant l'absence de toute évocation de cette période est éloquente.
Presque toute la vie de Morand est contenue dans Venises : la Belle Époque et le cosmopolitisme des années 20, la période de retrait après la Seconde Guerre Mondiale où Venise est comme un refuge, enfin les années 70 et cette évocation extraordinaire des hippies dont Morand se sent si proche, car libérés de toute contrainte sociale et de toute convention.
Dans cet ouvrage, Morand atteint une beauté stylistique exceptionnelle, qu'on mesure dès les premières lignes : "Je me sens décharmé de toute la planète sauf de Venise, sauf de Saint-Marc, mosquée dont le pavement déclive et boursouflé ressemble à des tapis de prière juxtaposés (...). "C'est après la pluie qu'il faut voir Venise" répétait Whistler : c'est après la vie que je reviens m'y contempler. Venise jalonne mes jours comme les espars à tête goudronnée balisent la lagune; ce n'est parmi d'autres qu'un point de perspective; Venise ce n'est pas toute ma vie, mais quelques morceaux de ma vie, sans lien entre eux; les rides de l'eau s'effacent, les miennes, pas". Puis l'avant-dernière phrase du livre, foudroyante : "Là (Trieste), j'irai gésir après ce long accident que fut ma vie". Subtilité des images, des mots rares, des notations intimes et des états d'âmes que suscite Venise, dans un écheveau délicat de réminiscences, d'émotions, et de paroles. Ce sont aussi des passages descriptifs d'une rare intensité, qui restituent avec vigueur une ambiance, un climat, une scène.
Venises est l'un des plus beaux livres autobiographiques du XXème siècle et l'un des portrait de villes les plus personnels et les plus intimes.