En deux mots ? Conrad est l'écrivain de la Rencontre. Avec tout ce que cela comporte de chocs et de prévus désastres. Rencontre avec le Mal (Au coeur des ténèbres), avec l'Histoire (Sous les yeux de l'Occident), avec soi-même (Lord Jim) ou comme ici avec l'Amour. Brèves rencontres, forcément, et qui pour livrer à chaque fois la Vérité, ôtent en contrepartie la Vie.
Dans Victoire (quel titre pour une tragédie si implacable !) encore une fois les personnages conradiens se débattent dans un monde en lambeaux. Certains s'en accommodent, d'autres essayent de l'oublier, ou bien déchirent de toutes leurs dents les derniers restes de civilisation pour s'en repaître, avant que le chaos reprenne le dessus, définitivement. La grandeur du romancier est de témoigner de ce carnage, avec une douce ironie qui cache mal son coeur en sang devant la folie des hommes. Et son génie ? De faire se rencontrer dans un texte d'une précision et d'une violence incroyables les extrêmes de la nature humaine, grâce au mélange jamais mieux réussi ailleurs d'un récit d'aventure haletant et d'une analyse des caractères brillante. L'un toujours éclaire l'autre, et réciproquement.
C'est un peu comme si les exaltés de Dostoïevski se retrouvaient catapultés sous les tropiques. Ils sont au bout du rouleau, accablés de chaleur, mais tentent de se cabrer et de ruer, une dernière fois. D'une main sûre, Conrad tient les rênes, et les plonge dans des complots, des tempêtes et des pièges, pour mieux scruter les noirs desseins ou les naïves espérances qui remplissent leurs âmes malades, peureuses, idéalistes ou lasses. Les récits s'enchâssent, les narrateurs se succèdent, on est à la fois plongés au coeur de la mêlée, mais toujours avec un temps de décalage : malgré les apparences chez Conrad la règle c'est l'après coup. Comme si de toute façon il était toujours trop tard. Et le roman de se conclure sur cette note suspendue :
- Alors je suis parti, il n'y avait plus rien à faire là-bas. Rien.