Veep fait partie de la vague des mockumentaries américains des années 2010 adaptés de leurs versions britanniques, au même titre qu'un The Office, ce qui annonçait du bon et du moins bon. Du bon, car l'auteur original est ici de nouveau à la baguette : c'est Armando Iannucci, créateur de l'original intitulé The Thick of It, qui se charge de l'écriture. Du moins bon aussi, car le passage de l'humour anglais à l'humour américain s'accompagne souvent d'une "sitcomisation" un peu neuneu qui a tendance à sévèrement aseptiser l'oeuvre originale pour n'en retenir que les mécanismes primaires, au risque de faire passer à la trappe la finesse du propos. C'est d'ailleurs ce qui est arrivé à la version américaine de The Office, laquelle, malgré toute l'affection que j'ai pour elle et le fait qu'elle soit également adaptée par son auteur original (pour celle-ci, l'inénarrable Ricky Gervais), a perdu de vue une grande partie de la complexité de son homologue anglais, de son acuité sociologique et de son talent à faire naviguer le spectateur entre les émotions délicieusement contradictoires que proposait la très caustique version british. Veep commence d'ailleurs plutôt mollement et, surtout dans ses deux premières saisons, semble affligé de ce même mal américain consistant à rendre un matériau de base par nature formidable, à quelque chose de beaucoup plus basique, voire benêt. Mais, et sans doute contrairement à The Office, la série réussit rapidement à se rattraper en vol pour proposer ce qui reste à mes yeux l'une des meilleures séries comiques américaines, et aussi l'une des plus intellectuelles.
The Thick of It, traduisible littéralement par "dans la merde", racontait la vie d'un spin doctor rattaché au 10, Downing Street. Interprété par un Peter Capaldi tout en rage et en fébrilité, cet exécutant de l'ombre du Premier ministre britannique faisait valser les conseillers, résolvait les crises, réagissait à une actualité sans cesse changeante, suivi au plus près par une caméra qui permettait de le voir aux prises avec la vie politique anglaise vue de l'intérieur : un capharnaüm hallucinant de jeux de pouvoir, de tentatives d'intimidation, d'insultes, de réactions à chaud pour sauver l'influence et la crédibilité d'un ministre que l'on ne voyait jamais à l'écran, puisqu'on restait tout le long de la série entre les murs du cabinet du spin doctor. Veep récupère ce postulat en changeant le poste (et le sexe) du héros, qui passe donc de conseiller spécial du Premier ministre britannique à vice-présidente des Etats-Unis. C'est Julia Louis-Dreyfus qui incarne ici un personnage plus tempéré que le spin doctor de la version anglaise, un peu moins grossier et malveillant, évidemment légèrement aseptisé donc, mais pas au point de faire crier à la trahison, et pas non plus au point de faire perdre de l'intérêt à la série, qui respecte ce qui est finalement le point qui rendait The Thick of It aussi fascinant et passionant : le sentiment d'urgence permanent, celui d'être perdu au milieu d'une interminable partie de jeux de pouvoir affligée de règles que ses joueurs eux-mêmes ne semblent pas comprendre. Et avec ceci, le rythme totalement effréné de la narration, qui passe d'une crise à l'autre, d'un thème à son opposé en un claquement de doigts, sous le regard impitoyablement stoïque d'une armada de conseillers, directeurs de campagne et autres assistants tellement rompus à l'exercice qu'ils accueillent la nouvelle d'une fusillade de masse et d'un festival de la choucroute avec le même détachement du vieux loup de mer de la politique à qui on ne la fait plus.
Même si la série met véritablement deux (pas trop longues) saisons à démarrer, j'ai adoré retrouver dans Veep ce sentiment d'être complètement largué dans un monde auquel personne semble ne rien comprendre, où les arcanes du pouvoir sont aussi opaques que les personnages qui en tirent les ficelles, qu'on ne voit (comme dans The Thick of It) jamais à l'écran. Le style "faux docu", avec cette caméra constamment pressée autour des conversations souvent improvisées de l'aréopage de conseillers de la vice-présidente, essayant toujours maladroitement de répondre à des crises provoquées par des événements extérieurs que nul ne maîtrise, rend la réalisation extrêmement vivante malgré la palette limitée des scénaristes, qui s'astreignent à ne (presque) jamais s'aventurer hors du champ d'action immédiat des protagonistes, dont la fonction est essentiellement de... baratiner autrui (l'électeur, le Président, les soutiens, l'opposition...). Armano Iannucci a fait le choix conscient de simplifier la nature des crises traversées par le gouvernement, en les rendant souvent facilement identifiables : cela aurait pu amoindrir la portée du propos, mais il n'en est rien, car la parfaite conservation de ce sentiment d'urgence permanent permet à la série de maintenir son rythme. Le montage, en particulier, est vraiment très réussi, en dégraissant au maximum des épisodes pourtant très denses en péripéties, avec des dialogues sans aucun temps mort, une absence quasi-totale de plan de remplissage, et une ininterruption brillamment tenue de tous les dialogues, véritables matchs oratoires écrits avec un sens fabuleux de la punch-line qui ne laissent jamais le temps de souffler. Les nombreuses vannes que s'échangent les personnages, leur teneur souvent piquante voire ouvertement vulgaire perdent un peu en charme par rapport à la version britannique, notamment parce qu'une insulte en anglais américain a toujours moins de charme que la même en version british (ceux qui ont vu la série anglaise ne pourront pas me contredire), mais le comique de situation reste tout de même brillament tenu, et il n'est pas rare qu'une vanne balancée à un instant T ne soit enregistrée par notre cerveau que quelques plans plus tard, tant le rythme est tendu et les échanges, pleins de répartie.
Tout comme son pendant britannique, Veep réussit à rendre progressivement ses personnages assez attachants. Julia Louis-Dreyfus, en vice-présidente frustrée mais motivée, propose un savant mélange d'idéalisme, d'arrivisme, d'hypocrisie et de maladresse à la Tom et Jerry qui la rend souvent très drôle et en même temps assez réaliste ; mais, contrairement à The Thick of It qui mettait le paquet sur son interprète Peter Capaldi, le reste du casting existe largement en-dehors d'elle, qu'il s'agisse de conseillers aux missions difficilement identifiables (mais aux caractères parfaitement marqués), de la réceptionniste revenue de tout, de l'assistant personnel aux petits soins quitte à être horripilant, du directeur de la communication qui se fait huer à chaque conférence de presse... Chaque acteur et actrice est parfaitement crédible dans son rôle et Armando Iannucci n'hésite pas à faire preuve de cruauté en les jetant à la poubelle de la même manière qu'ils le sont dans la vraie vie, lorsqu'ils se font virer de leur job sur un coup de tête ou, au contraire, lorsqu'ils récoltent des promotions arbitraires pour d'obscurs motifs de communication les faisant quitter l'entourage immédiat de la "veep". Chaque personnage est vraiment bien caractérisé et prend de l'épaisseur d'épisode en épisode, sans jamais toutefois être plus qu'un outil : de la vice-présidente et de ses caprices (dans la série), et des innombrables vannes (dans le scénario). Iannucci joue brillament de l'aspect totalement remplaçable de chaque membre de l'entourage de la veep en montrant sans états d'âmes la façon dont ils interagissent, collaborent (un peu), se frittent (souvent), ce qui amplifie la sensation de regarder un spectacle de marionnettes à la fois hilarant et effrayant, si loin des préoccupations des gens ordinaires et pourtant si près des décisions qui impactent leurs vies. Le propos du scénario est à la fois de pointer l'inanité de la vie politique, tout en mettant l'accent sur sa cruauté, sur les compétences techniques et relationnelles nécessaires pour s'en sortir, et en insistant sans lourdeur sur le fait que nul ne peut y prétendre à un semblant de vie privée : pour le cabinet de la vice-présidente, il n'existe rien d'autre que le travail. Un travail certes insensé et incompréhensible, mais auquel tous sacrifient pourtant leur existence.
Tout comme The Thick of It, Veep réussit à donner l'impression d'évoluer en coulisses de la vie politique, d'en regarder des scènes interdites. L'humour y est à la fois assez vulgaire, avec une grande importance accordée aux attaques sous la ceinture et une certaine grossièreté qui peut fatiguer, mais il est aussi assez fin, dans le sens où 99% de l'effet comique passe par les dialogues, ciselés avec une précision extraordinaire y compris dans la vulgarité, qui, en ce qui me concerne, est passée comme une lettre à la poste. A partir de la troisième saison, le rythme devient tellement effréné, les personnages deviennent si bien croqués, les acteurs tellement à l'aise dans leurs rôles, que j'ai vraiment eu l'impression de regarder un documentaire hilarant et en même temps une comédie inquiétante. On est à la fois dégoûté et admiratif de tous ces pantins qui s'excitent, qui dégoulinent de détachement et de mépris, et qui pourtant donnent profondément l'impression d'exercer un métier techniquement pointu. Iannucci veille volontairement à régulièrement perdre son spectateur sous la masse d'enjeux, de personnages, éclipse un sujet que l'on pensait acquis au profit d'un nouveau trop complexe à appréhender : régulièrement, on accepte de bon coeur de lâcher prise, de ne rien comprendre aux enjeux, simplement pour se régaler de la valse bureaucratique délicieusement bordélique qui se joue sous nos yeux. Veep, tout comme The Thick of It, donne l'impression de regarder un best-of d'une chaîne parlementaire avec un vrai montage et un humour à la fois cruel et hilarant. Il y avait sans doute matière à être encore plus intellectuel, mais pour une série américaine (no offense), c'est déjà un mets de choix, qui bénéficie en outre de choix d'écriture et d'adaptation plutôt courageux si l'on prend en compte la version originale. Evidemment, il vaut mieux voir The Thick of It (que je note 10/10), mais si on a épuisé le filon anglais, Veep propose un rab' totalement recommandable.