Cent ans de vie
Will Eisner est connu pour être sans doute l'auteur de BD à l'origine du terme "roman graphique". Voulant sans doute par là distinguer certaines de ses oeuvres de la masse de comics de super héros,...
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le 21 mars 2016
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Dans la carrière de l'auteur, ce tome est paru entre Le peuple invisible (1993) et Affaires de famille (1998). La première édition date de 1995. L'histoire comprend 170 pages de bandes dessinées en noir & blanc. Le tome s'ouvre avec l'introduction rédigée par Will Eisner pour l'édition originale de 1995. Il évoque l'objectif qu'il s'était fixé : raconter l'histoire d'un quartier au fil des décennies, en faisant apparaître que ce qui fait son identité sont les personnes qui l'habitent. Il ajoute qu'il a effectué des recherches sur l'histoire du Bronx, confirmant que le quartier en question se situe bien dans le Bronx, le plus au nord des 5 arrondissements de New York.
Au début, il n'y avait que quelques maisons implantées à proximité du croisement de plusieurs routes. En 1870, il a commencé à se former un voisinage au sens propre du terme, essentiellement des fermes héritées de vieilles familles hollandaises. Dans une de ces demeures, la famille Dropsie (le mari, la femme, le frère et la fille) constate qu'il y a régulièrement de nouveaux habitants qui font construire leur maison, essentiellement des immigrés britanniques. En plus, ils ont l'art et la manière d'obtenir de meilleurs prix pour leurs récoltes. Un soir, le frère bien bourré décide d'aller incendier le champ d'un anglais. Il entraîne avec lui la fille du couple qui essaye de l'arrêter. La fille périt accidentellement dans les flammes. Le père sort et abat son frère d'une balle dans la tête. Les parents sombrent dans la dépression, alors que le voisinage continue de se transformer, les maisons empiétant sur les terres agricoles, jusqu'à toutes les occuper. En 1890, le mari laisse se consumer une bougie le soir qui met le feu à la maison la nuit. Les époux périssent dans l'incendie, la destruction de la demeure libérant la dernière parcelle du quartier. Quelques semaines plus tard, la parcelle est achetée par un couple d'irlandais dont le mari a fait fortune dans la construction. Il souhaite s'établir dans un quartier huppé pour attester de leur réussite sociale.
L'une des familles du voisinage décide de vendre sa propre maison et de déménager pour ne pas avoir à croiser des irlandais dans la rue, ni les avoir sous le nez depuis leur fenêtre. Leur femme de ménage va rapporter l'information dans sa famille. Le père, un chef d'entreprise (de livraison par charrette à bras) y voit l'occasion lui aussi de mettre un pied dans la bonne société en achetant la demeure ainsi libérée. Dans la famille irlandaise, la mère se plaint que leurs voisins anglais refusent de répondre à ses invitations pour des soirées. Le fils apprend le piano au grand dam de son père qui veut qu'il reprenne son affaire de construction. La fille sort tous les soirs. Un jour le pasteur O' Leary rend visite au chef de l'entreprise des charretiers, handicapé suite à un accident, et il lui apprend qu'il se rend chez les O'Brien dont la fille vient d'être arrêtée pour prostitution, ce qui provoque une forte hilarité chez le patron. Chez les O'Brien, le choc de la nouvelle est trop fort pour la mère qui décède d'une crise cardiaque. Le fils va verser la caution de sa sœur au commissariat, mais le proxénète l'a déjà fait et il compte bien repartir avec la fille. Il s'en suit une bagarre au cours de laquelle le mac est tué, et le fils décide que sa sœur doit fuir au Canada séance tenante. Il rentre ensuite à la maison pour découvrir que son père a également succombé à un arrêt cardiaque. Peu de temps après, Miss Brown, une institutrice, emménage à Dropsie Avenue.
Dans son introduction de 2 pages, Will Eisner se montre particulièrement explicite quant à son objectif (raconter l'histoire d'un quartier), sa motivation (rendre compte de l'importance du voisinage pour les habitants) et de l'absence de précédent en bande dessinée. Il évoque les difficultés inhérentes aux limites de la bande dessinée pour réaliser une telle entreprise, ainsi que les forces du médium qu'il a utilisées pour réussir. Effectivement, la bande dessinée se prête très bien à la narration de récit faisant vivre des personnages, et ne semble pas a priori à même de rendre compte d'un phénomène associant Histoire, urbanisme et sociologie. Pourtant… Le lecteur retrouve tout ce qui la force narrative de l'auteur : sa capacité à insuffler une vie complexe dans ses personnages, chacun étant unique, à l'opposé d'un dispositif narratif réduit à l'état de coquille vide, ou d'un stéréotype prêt à l'emploi sans personnalité propre. Au fil des décennies, le lecteur fait connaissance avec plusieurs dizaines d'individus tous mémorables.
Will Eisner retrace l'histoire de cette avenue Dropsie pendant un peu plus d'une centaine d'années. Il y a donc un prologue situant le début en 1870 et amenant au nom de Dropsie. Puis les habitants donnent une âme à ce voisinage, en font un organisme vivant qui évolue au gré des populations l'animant. L'artiste est toujours aussi surdoué pour la direction d'acteurs et les costumes. Comme à son habitude, il n'hésite pas à user d'une touche d'exagération dans les postures et les mouvements pour mieux rendre visible un état d'esprit ou une émotion. Sous réserve qu'il y prête attention, le lecteur peut voir que les personnages se conduisent parfois comme des acteurs de théâtre en faisant des grands gestes un peu appuyés, ou des mines dramatiques insistantes. Mais dans le fil de la lecture, cela fait surtout passer les émotions avec une justesse épatante, générant une empathie irrésistible qui donnant la sensation d'être dans leur tête. Il en va de même pour la qualité des tenues vestimentaires. Will Eisner fat bien sûr le nécessaire pour que la reconstitution historique soit authentique. Il sait comme personne montrer s'il s'agit de vêtements neufs ou usés, d'une tenue de tous les jours choisie pour sa praticité ou d'une tenue d'apparat dans laquelle l'individu est un peu engoncé. Là encore, le naturel des dessins est tel que le lecteur absorbe ces détails sans avoir à y prêter attention.
Cette justesse dans les personnages va jusqu'à savoir montrer à quelle classe sociale ils appartiennent, leur conscience de leur place dans la société et leur acceptation ou leur rébellion contre cet état de fait issu de leur naissance. Le lecteur voit donc passer des fermiers plus ou moins travailleurs, un chef d'entreprise issu du monde ouvrier, une maîtresse d'école, un chef de projet de ligne de métro, une fleuriste en fauteuil roulant, un jeune homme vivant de cambriolages, des policiers honnêtes, des policiers ripoux, des pasteurs, un chiffonnier de rue, un rabbin, un avocat, un vétéran de la guerre du Vietnam, des dealers, un afro-américain avec sa fille, etc. Au fur et à mesure que se succèdent les habitants de ce voisinage au fil des décennies, le lecteur voit évoluer la société américaine, les métiers, les habitudes, le multiculturalisme, etc. De la même manière, il voit l'évolution de l'urbanisme de ce quartier. Bien évidemment il sait en son for intérieur que New York n'a pas toujours été une mégalopole de près de 10 millions d'habitants. Mais c'est autre chose que de le voir. C'est également autre chose de voir qu'au début ce n'était pas des gratte-ciels, ni même des immeubles de quelques étages. De ce point de vue, Will Eisner utilise avec habileté les possibilités de la bande dessinée pour les reconstitutions historiques montrant l'évolution de ce territoire bien délimité depuis les champs de la fin du dix-neuvième siècle, jusqu'au milieu urbain vertical très dense.
Le tour de force de ce récit monte encore d'un cran avec sa composante sociologique. À aucun moment, le lecteur ne ressent que l'auteur a construit des personnages de toute pièce pour qu'ils correspondent pile poil à ses besoins : historiques et sociologiques. Il éprouve la sensation contraire : ce sont bien les individus qui dictent les évolutions du voisinage, même s'il sait sur le plan intellectuel que Will Eisner a fait la démarche inverse. Avec une échelle d'un peu plus d'un siècle, l'auteur fait apparaître des évolutions insensibles à l'échelle de quelques années, généralement perceptibles par des adultes ayant vécu plusieurs dizaines d'années s'ils font l'effort de se concentrer sur la question, s'ils ont vécu au même endroit pendant un nombre d'années significatifs par rapport à cette période. Le lecteur retrouve tout l'humanisme de Will Eisner dans le parcours de vie de ses personnages (certains étant suivis pendant plusieurs dizaines d'années), et sa connaissance de la nature humaine qui peut parfois donner l'impression d'être du cynisme, voire de la cruauté. Dans la vision du monde de Will Eisner, tout le monde n'est pas beau et gentil, mais pour autant il ne condamne pas les uns ou les autres. Il sait que tout le monde est issu d'un milieu socio-culturel avec ses caractéristiques et a une histoire personnelle qui détermine son comportement. Cela lui permet aussi de faire émerger les lois sociologiques qui président à l'évolution du voisinage de Dropsie Avenue : les vagues d'immigration, les échanges capitalistes pour la recherche du profit, la peur et la haine de l'autre, l'aspiration à une vie meilleure, l'avidité et la voracité, les économies de bout de chandelle, la capacité à éprouver du contentement avec ce que l'on a, etc.
Avec ce tome, Will Eisner se donne un défi : réaliser une étude sociologique et urbanistique d'un quartier, en bande dessinée. S'il n'a pas cette perspective en tête, le lecteur peut regretter que le récit semble sauter du coq à l'âne en ce qui concerne les personnages, donnant parfois une sensation un peu décousue. S'il l'a en tête, il plonge dans une reconstitution historique de haute volée, dans une comédie dramatique d'une richesse extraordinaire, dans un tableau vivant des forces qui façonnent un quartier et la société humaine.
Créée
le 25 déc. 2019
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