Machiavel, Véronèse et le sang
L’affinité entre l’Histoire officielle d’Alexandre VI Borgia, et les tendances racoleuses de Jodorowsky à multiplier les scènes de boucherie, de sexe et de sacrilège trouve son rythme de croisière dans ce festival de transgressions jouissives. Le Pape fait écarteler un pauvre bougre qui n’a fait qu’obéir à ses ordres, et ce, dans le but de rétablir l’autorité pontificale sur Rome : on comprend que les agissements du nouveau chef de l’Eglise l’aient quelque peu mise à mal. Le peuple de Rome retourne à ses bas instincts, ce dont témoigne une superbe composition planche 3, qui n’est pas sans rappeler les fêtes de Brueghel l’Ancien : ripaille, filles nues poursuivies ou en train de se faire entreprendre (y compris par des culs-de-jatte), sodomie masculine... on sent que ce gros païen de Jodo est à son affaire, et Manara le sert de toute sa puissance érotique.
L’érotisme est partout, souvent mâtiné de sacrilège, l’un des sentiers où Jodo trouve le plus d’agrément. L’artisan le plus respecté de Rome (planche 4), qui fabrique des statues pieuses pour l’Eglise (Ah, quand même !), conseille à sa fille de renforcer la poirtrine d’une statue de la Vierge Marie, car « les hommes aiment à s’exciter avec notre bonne Mère ». C’était chouette, le catholicisme romain de la Renaissance. Planche 5, le mignon adolescent s’abandonne dans les bras de son frère... car il agonise dans un spasme. Une beauté noire offerte nue à Lucrèce (planche 19) ; baiser de Lucrèce à son reflet dans un miroir (planche 21). La politique sert de prétexte à une mise en scène d’un bel inceste (planches 29 et 30). Même le meurtre se résout occasionnellement sur un sursaut d’orgasme (planche 35). Le banquet de mariage de Lucrèce patauge dans la luxure (planches 45 à 47), mais on rit aux manigances symétriques de Lucrèce et de son époux (Giovanni Sforza), la première pour faire croire qu’elle est vierge, le second pour avoir une érection quand il faut devant tout le monde (planches 48 à 51).
Massacre, mutilations, sang pour sang : planches 5, 6, 10, 13-14, 35.
Comme annoncé au Tome 1, c’est bien Machiavel en personne qui vient délivrer Lucrèce de son triste couvent. Planche 18, c’est bien l’air goguenard de l’illustre philosophe dont Manara nous gratifie d’après le portrait de Santi di Tito. L’insolente Lucrèce, qu’on ne savait pas si portée sur les choses de l’esprit, traite l’éminent Nicolas comme un génie d’envergure (planche 18), mais néanmoins incarné dans un corps masculin, qui a donc besoin de quelques exutoires glandulaires, d’où le cadeau de Lucrèce (planche 23), qui répond aux quatre cadeaux de Machiavel (planches 19 et 20).
Sur le plan dramatique, on admire la puissance virile et calculatrice d’Alexandre Borgia, qui a bien du mal à apaiser les jalousies et les rivalités au sein de sa progéniture (planches 25 à 27), et entreprend de les marier chacun, très diplomatiquement. Qu’il menace de les excommunier s’ils n’arrêtent pas de se taper dessus devrait, en théorie, bien faire rigoler les enfants Borgia, mais la religion, qui est partout dans les décors et les costumes, est ici un simple rideau de fumée pour parler de politique et de visées carnassières sur les pouvoirs.
Seul Savonarole l’halluciné nous gratifie de belles visions apocalyptiques (planches 31 et 32) quelque part entre les Quatre Cavaliers, la Mesnie Hellequin et les sanglantes Pietàs baroques, planant au-dessus du Duomo de Florence.
Louons les efforts sporadiques de Manara pour massacrer un peu moins que d’habitude les fresques et décors intérieurs (planches 1 et 24). Evidemment, sa flemme se remarque encore beaucoup dans le banquet orgiaque très largement inspiré des « Noces de Cana », de Véronèse, planche 45 : l’arrière-plan véronésien qui ouvrait vers l’infini est ici platement remplacé par trois arcades stupides – et aveugles ! Avec Alexandre Borgia à la place de Jésus, tout de même ! Très belle vue sur l’intérieur du Colosseo (planche 11). Alexandre VI est quasiment Giottesque dans sa tenue d’apparat (planches 12 et 13). Superbe place romaine planche 22, grandes processions inspirées des gravures baroques (planches 37 et 38). Et surtout, l’intensité de vie dans les regards, de réalisme dans les visages, de sensualité dans les gestes.
Deux Maîtres de la BD en synergie, c’est beaucoup pour nos émotions, rodées à de plus conventionnelles productions...