Au fond du gouffre, et puis rebond.
1944, Hergé n’en peut plus de ce maudit Tintin : décidément, dessiner les aventures de son petit reporter a perdu tout son sel. Après l’aventure presqu’entièrement inutile du Trésor de Rackham le Rouge, un an plus tôt, Hergé reprend la plume et commence à publier les premières vignettes des Sept Boules de Cristal ... et le moins qu’on puisse dire, c’est que nos héros dégustent.
C’est comme si Tintin avait perdu tout son allant, tout l’entrain qui le poussait à lutter contre les méchants dans les années 1930’. Ici, même le Capitaine Haddock est devenu un dandy, sorte de nouveau riche détestable, monocle à l’œil et belles paroles à la bouche, exit le mythique tonnerre de Brest !, et place aux galanteries.
Tintin n’est pas en reste : le voilà devenu un héros bouffi, fatigué. Dans cette intrigue qui voit les sept savants tomber les uns après les autres, notre reporter a toujours un cran de retard, il ne parvient plus à suivre le rythme. Dans les coulisses du Music-Hall, Tintin et Haddock vont même se perdre, alors que Tintin a toujours eu une chance providentielle pour le guider.
En fait, la série Tintin tourne en rond dans ce début d’album : tout comme dans le Trésor de Rackham le Rouge, la petite compagnie n’avait plus besoin de méchant pour qu’il lui arrive des péripéties ; de même ici, il n’y a plus besoin d’ennemi pour que l’aventure survienne. Tintin recroise pour la première fois les personnages des aventures passées (Castafiore, Alcazar), Hergé nous dessine des retrouvailles. Il ne se passe plus rien.
A ce point du récit, il n’y a pas de méchant clairement défini : Tintin se bat contre un ennemi insaisissable, qui parvient même à s’introduire dans des pièces sans fenêtre ! Un opposant qui hante ses rêves ... cette fois-ci, Tintin ne pourra pas régler l’affaire avec quelques coups de poing ou quelques décharges de Browning. L’ambiance est lourde, sombre, oppressante dans ce début d’intrigue.
Septembre 1944, clap de fin : Bruxelles est libéré, Hergé est interdit de publication. L’aventure est suspendue pour les trois prochaines années, jusqu’à ce que l’auteur se tire des griffes de la justice. La coupure intervient lorsque Tintin rend visite aux sept malades dans la clinique, et assiste à leur crise de folie.
1946 : avec son droit de publier retrouvé quelques mois plus tôt, Hergé revient aux commandes des Sept Boules de Cristal. Dans une Belgique définitivement libérée (et passablement épurée), le souvenir de la guerre s’estompe, en même temps que les idées noires d'Hergé, et notre auteur reprend du poil de la bête. Exit la noirceur et la lenteur ! L’aventure reprend là où elle s’était arrêtée, elle repart sur les chapeaux de roues : Hergé définit clairement le méchant (Chiquito, pour le moment), et il donne la piste à suivre, avec ce cargo parti pour le Pérou.
Premier symbole, toute l’intrigue reprend grâce à l’intervention de Quick et Flupke sur les quais de La Rochelle : comme si Hergé voulait revenir aux sources, et redonner un peu d’entrain d’antan à son Tintin qui s’est bien assombri ces dernières années.
Deuxième symbole, Haddock tombe la défroque de dandy et reprend son costume de vieux loup de mer, cheveux en bataille et pipe au bec. Comme un pied de nez, Hergé place l’arrivée catastrophée d’un Nestor en retard à la dernière page, inquiet que le Capitaine n’ait plus de monocle pour cette aventure, comme si l’auteur raillait ce que ses héros ont failli devenir ...
Troisième et dernier symbole, l’album se clôt sur un dessin rare jusqu’alors : un avion, en route vers de nouvelles aventures.
Hergé a rebondi. Tintin est de retour !