« Moi, aujourd'hui, je suis heureux. »
« Les athlètes et les non athlètes... Ce sont de nouvelles races ? Ceux qui le font et ceux qui ne le font pas, ceux qui gravissent la pente et ceux qui ne font que la regarder. Je ne vois que ces deux catégories. »
C'est très difficile de qualifier ce que l'on ressent après avoir lu REAL. On me l'avait vivement conseillé et son faible nombre de tomes (à peine une dizaine pour la parution française) m'a poussé à m'y lancer. Et, après quelques euros savamment dépensés, je ne peux m'empêcher d'avoir la fabuleuse impression d'avoir trouvé un manga qui n'a rien à envier à n'importe quel film ou livre pour émouvoir. Mais avant de développer le pourquoi de cette note parfaite, faisons un point sur l'œuvre en elle-même.
L'auteur est Takehito Inoue, probablement un des mangakas les plus brillants, avec à son actif déjà quelques coups magistraux, comme SLAM DUNK (une histoire de basketball lycéen qui culmine à près de 120 millions de ventes au Japon) puis VAGABOND (qui revisite le mythe de Musashi, légendaire samouraï de l'archipel nippon). Avec REAL, Inoue se plonge dans la société japonaise, et plus précisément au cœur d'individus, qui ont chacun été brisés d'une manière ou d'une autre.
Ainsi, Kiyoharu Togawa était bien parti pour devenir un champion de course japonais, mais une maladie qui s'est déclarée tardivement lui a couté sa jambe. Aujourd'hui amputé, il évolue dans l'équipe de handi-basket des Tigers mais peine à s'intégrer du fait de son caractère assez rude. De son côté, Hisanobu Takahashi était l'archétype du beau-gosse lycéen, adulé des filles, leader de son équipe de basket. En volant un vélo, il se fait renverser par un camion et se réveille paralysé à vie, cloué dans un fauteuil roulant. Sa rééducation et ses rencontres avec sa famille et d'autres handicapés vont autant changer sa vie que son accident. Tomomi Nomiya, voyou du même lycée que Takahashi, cherche sa voie dans la vie, entre petits boulots et permis à passer, d'autant qu'il reste traumatisé par un accident dont il est en partie responsable et qui a couté ses jambes à une de ses amies. D'autres personnages viendront se dresser sur leur chemin et proposent chacun leur tour une nouvelle vision de la vie, et du Japon en général si on extrapole un peu.
Alors quoi ? Encore une énième œuvre pompeuse, larmoyante et convenue ? Que nenni. Inoue distille fabuleusement son propos, brosse le portrait des personnages de façon magistrale et surtout, brise tous les tabous et stéréotypes sur une frange de la population. De la part d'un homme qui a reçu les félicitations officielles de la fédération japonaise de basket pour son travail fourni, il y a de quoi être enthousiasmé. Dès les premières pages du manga, Inoue balance l'artillerie lourde, avec quelques grosses claques qui vous laissent KO debout. J'ai particulièrement été secoué par certains passages.
Les joueurs de handi-basket veulent-ils gagner ? « Même si on gagne, on restera toujours handicapés » lâche un des joueurs des Tigers. Renonce-t-on à ses rêves d'avant-accident ? Comment vit-on d'être d'un coup dans un autre monde ? Takahashi se rend compte d'être passé dans une autre dimension en étant lâché par ses amis et en étant obligé de se remettre en question chaque jour. Idem avec Shiratori, catcheur invincible qui se retrouve totalement incapable de faire des exercices qu'un de ses fans, un geek frêle nommé Hanasaki n'a aucun problème à exécuter.
Est-ce juste de prendre à la légère un handicapé ? Quand Nomiya et Togawa s'arrangent pour gagner facilement de l'argent dans des matches pariés en utilisant le handicap de ce dernier pour gêner et déconcerter, leurs adversaires leur répondent que « ce n'est pas juste, il est handicapé, on ne sait pas comment le jouer ». Ce à quoi Tomiya répond « Vous faites un match contre Allen Iverson, vous perdez, et ensuite vous dites que ce n'est pas juste ? C'est une histoire de talent ».
Enfin, on peut également parler d'une des phrases du docteur en charge de la rééducation de Takahashi, qui souligne qu'en soi, l'accident de ce dernier lui a permis de rencontrer des gens « vrais », qui partagent sa peine et vers qui il ne serait probablement allé du temps de sa validité.
Malgré tout, cela reste très difficile d'exprimer concrètement ce qu'on peut ressentir devant un manga : le dessin, la maestria graphique et l'agencement global des planches d'Inoue subliment un propos déjà tranchant et efficace.
A noter également qu'Inoue parvient à recréer magnifiquement les conditions de rééducation et à en faire part au lecteur. On est pris du même vertige que Takahashi lors ses exercices de remise à niveau (qui consistent à réhabituer les paralysés depuis trop longtemps au repos à voir à un niveau plus élevé à partir de leur fauteuil roulant), ou encore lorsqu'il prend le premier bain de sa nouvelle vie et ne sent plus ses jambes...
Pour parler du côté sociétal de l'œuvre, on peut penser que c'est une assez bonne représentation de la vie japonaise, à mi-chemin entre stéréotypes vus dans d'autres mangas et réalités factuelles. Nomiya passe de zoku (voyou japonais, dont la plus célèbre représentation est Onizuka dans GTO) à héros ; Takahashi, idole de la gent féminine dans son lycée, se replie sur sa famille (d'ailleurs dispersée, entre une mère qui se tue à la tâche et un père séparé, qui vit de ses poteries à la campagne) et ses nouveaux amis proches ; Togawa est l'archétype du héros shonen, ambitieux, brûlant d'envie de se dépasser, qui finalement se retrouve à devoir cohabiter avec des gens plus faibles que lui et qui en veulent moins (du moins au début de REAL). Les personnages secondaires sont eux aussi en quelque sorte les représentants d'un Japon ordinaire et à la fois singulier et hors du commun, du catcheur déchu au stéréotype du maitre intransigeant sur l'effort (hilarante et terrible scène de la piscine) en passant par toutes les références à la culture sportive (Togawa et Nomiya qui s'appellent Vince et Kobe par référence aux joueurs stratosphériques de NBA, le geek qui connait tout sur la vie du catcheur mais qui au final le dépasse en tous les points dans leur « nouvelle » vie).
A l'heure actuelle, le dernier tome sorti en France, le numéro 10, annonce une sorte d'espoir dans la série. Nomiya va tenter d'entrer chez les pros japonais dans l'équipe des Tokyo Lightnings (discours dans son lycée qui m'a fait chialer, tout simplement) ; Takahashi s'entraine toujours plus pour s'habituer à son fauteuil roulant avec l'aide de ses compagnons d'hôpital (un geek et un catcheur, trio improbable et fascinant de complémentarité). Il va d'ailleurs découvrir le handi-basket et Inoue rend avec brio la fascination que cela exerce sur lui. Et enfin, un peu plus en retrait dans cet ultime tome en date, Togawa passe des tests annuels nécessaires pour sa bonne santé et se jure de tout faire pour gagner avec son équipe des Tigers.
Au final, même après avoir pondu un pavé aussi grand, j'ai l'impression de n'avoir abordé même pas en moitié toute la profondeur de REAL. C'est un manga qui prend aux tripes. C'est d'autant plus surprenant que l'auteur ne donne pas de ligne directrice à son projet (il publie d'ailleurs à intervalles irrégulières il me semble) : on ne verra sans doute jamais Togawa aller aux JO, ni Nomiya champion du Japon avec son équipe... Pourtant, l'alchimie prend. REAL, c'est comme la vie, on le suit, sans jamais savoir où l'on va atterrir pour finalement être transporté par la manière dont Inoue narre ces différentes histoires qui s'entrechoquent autour du sport.
REAL se vit ; on transpire avec les personnages, on pleure avec eux, on s'éclate comme ils le font et finalement, on reste saisi par leur extraordinaire banalité et médiocrité, qui fait tout aussi bien notre vie de la même façon. Une œuvre indéniablement réussie et farouchement optimiste.
«Fermer sa gueule. Je sais que tôt ou tard, viendra l'instant où je me dirai "ça y est, je sais le faire"...»