Tout est une question de souffle dans À plein temps. Le souffle est régulier et apaisé pendant le sommeil. Puis c’est une sonnerie de réveil qui brise le silence et retient ce souffle pratiquement sans interruption jusqu’à la fin. Le synthétiseur connoté néo-retro d’Irène Drésel surprend au début, mais prend son sens dans son ton trop présent. Cette lente montée électronique est une constance cosmologique du film, comme l’est le temps. Elle est comme le bourdon permanent de la pollution sonore ultra-urbaine. Elle ne quitte le personnage que pour mieux l’affliger du poids de sa non-présence. Carpenter pas loin, les nappes seventies hypnotisantes sont rythmées en boucle par le sound design d’un horloger fou. À plein temps est physique et sensoriel. Éreintant et centrifuge. Suivi panoramique, caméra épaule, aller, retour, gestes automatiques, courses paniquées, décor défilant depuis la fenêtre d’un train, apparition onirique d’une mer déchaînée… Le mouvement à l’image fait rentrer en inertie l’œil et le corps entier du spectateur. Les séquences sont courtes et nombreuses, un plan une information, un plan une idée, une séquence, une conséquence.


Centré autour du personnage de Julie, Éric Gravel suit une direction thématique unidirectionnelle. Ecce Uxor : voici la femme. La femme célibataire qui lutte pour rester vivante, esseulée par des corps atomisés. Le commun n’existe que dans la survie ; covoiturages, voisins sympas, amis. Les prolétaires banlieusards ne sont pas une communauté organisée, ils se battent tous pour leur survie, pour garder leur place dans la Polis. Ils sont des animaux politiques en cage. Julie survie à l’étouffement, à l’étau qui se ressert, à la pollution grouillante de l’urbanité, au quotidien, à une semaine parmi d’autres. Une semaine d’angoisse avec tout ce qu’elle a de plus banale. Un être humain parmi tant d’autres qui s’agite pour mieux se noyer. En 87 minutes, le film fait la place à toutes les femmes qu’est pleinement Julie : la mère, l’employée, la cheffe d’équipe, la voyageuse SNCF, la divorcée, l’ambitieuse, la battante, la femme sans vie sexuelle, la menteuse, la bricoleuse.


Fort heureusement pour nous et le cinéma, des réalisateurs ont enfin décidé de faire de Laure Calamy une actrice de premier rôle. Femme/actrice entière, énergique, vivante, son implication intégrale aux films charme les metteurs en scène et ne leur laisse que le plaisir d’être dépassés. C’était sans doute problématique pour Une femme du monde (2021), qui bien que bancal sur plein de points et assez pauvre en réalisation – contrairement à sa version courte La contre-allée (2014) –, jouissait de la présence magnétique de son actrice. À plein temps, au contraire, nous emporte d’une traite vers un burn-out qui ne s’atteint jamais. S’il existera sûrement des mauvais films avec Laure Calamy, il n’existera très probablement pas de mauvaise Laure Calamy dans des films. Femme de la banlieue, femme du monde, elle est le physique de la classe moyenne française, voir moyenne basse, qui a faim de s’exprimer. Si le local est l’universel sans les murs (Miguel Torga), Laure Calamy est la Femme sans les chaînes. En étant un corps en mouvement qui s’inscrit dans une société à l’arrêt (grèves, divorce, etc.), caractérisé dans son espace de vie, de travail, de déplacement, de relation maternelle amicale ou amoureuse, elle est social avant le film. Elle court après le rythme du film, et le film court après son actrice, sans qu’à aucun moment l’un prenne le dessus sur l’autre. Ce qui sauve le film de Laure Calamy c’est Laure Calamy elle-même. C’est parce qu’elle a une simplicité et une sincérité de jeu, une empathie et un amour pour son personnage, que le film n’est pas bouffé par un ego d’acteur ou une aura dévoratrice. Film symptôme mais pas totalement dénonciateur d’un phénomène social, À plein temps expérimente, au bord de l’exercice de style, mais s’exprime peu, laissant le corps de Laure Calamy le faire à sa place.


Eric Gravel fait tomber sa caméra au cœur de la tornade. Le burn-out n’est ni passé ni à venir, il est en cours. Il est aveugle mais bien là. Julie ne voit rien et n’a donc peur de rien et ne voit donc rien et n’a donc peur de rien et donc ne voit rien… Tous ses choix ne sont que des « itinéraires de substitution » à la chaîne. Perdre son boulot c’est passer plus de temps avec ses enfants à angoisser, retrouver un boulot c’est angoisser sur un temps qu’elle n’aura plus. Julie expérimente l’anxieuse étrangeté du burn-out, lorsque tout file quoi qu’il arrive, lorsque l’exigence devient un absurde jeu de rôle, lorsque trembler d’adrénaline n’est pas le salaire d’un mérite, lorsque l’implosion est une faiblesse intolérée. Seule parmi les seuls, elle est dépendante de tout et tout le monde (son boulot, la voisine qui garde ses enfants, les transports en commun qui font grève, l’ex-mari qui lui doit de l’argent, etc.), pourtant rien n’explose jamais, puisque le temps s’écoule sans cesse. La musique redémarre, la caméra pivote, le montage change d’axe, la tonalité sonore monte. Constance cosmologique du travailleur. Pour autant, on ne voit pas un être humain en dépression, s’oublier, oublier les autres, péter un plomb, tout lâcher, énoncer ses quatre vérités à son patron, s’émanciper, se désaliéner, on ne voit pas le look habituel de l’épuisement, du cataclysme émotionnel, on voit le courage et la ténacité qu’il faut pour résister à l’intérieur du burn-out. L’extrême limite qui maintient dans son inertie des corps qui s’oublient.

FlorianMorel
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le 4 avr. 2022

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Florian Morel

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