Une bourgade du nord de la Chine, à l’époque de la dynastie Ming. Gu Shengzai, peintre public, ouvre son échoppe, prépare son encre et ses pinceaux, écrase la poudre dans l’encrier. Il voit arriver un étranger qui lui demande de faire son portrait et dont la présence semble inquiéter l’apothicaire voisin. Le soir venu, il entend des bruits étranges en provenance de la citadelle abandonnée près de laquelle il habite avec sa mère, et que l’on croit infestée de fantômes. S’aventurant à coups d’épée et d’incantations taoïstes dans ce site lugubre où la végétation a repris ses droits, il y découvre une belle jeune femme, Yang Huizhen, qui semble bien connaître le diseur aveugle de bonne aventure. Telles sont les prémisses romanesques du plus fameux des wu xia pian. Des figures énigmatiques (qui est ami, qui est ennemi ?) se croisent et s’entrecroisent dans une atmosphère riche de mystères. Le héros n’est pas calligraphe par hasard. Sur l’écran allongé d’un superbe scope-couleurs, personnages, arbres et rochers prennent tous valeur de signe. Parfois des fumées ou des brumes s’élèvent, équivalents de ces espaces vides que les artistes mandarins ménageaient sur leur toile. King Hu plante sa caméra comme un peintre son chevalet et dessine des paysages surnaturels. Forêt-nuage, bambous-brouillard, vallées vaporeuses, lueurs furtives au clair de lune. Quand il s’échappe dans l’obscurité, c’est une alternance de grottes à pic et d’étendues rocailleuses où sont exécutés des ballets aériens. Alors l’écran vacille, l’énergie fuse dans un ciel brut. On ressent physiquement la texture du bois, le grain de la pierre, la fraîcheur de l’eau. Car c’est en faisant corps avec la matière que le sage peut convaincre sans violence. Buster Keaton ne procédait pas autrement pour accomplir ses prouesses de funambule. Ainsi éclot la spiritualité de A Touch of Zen, évocateur d’un savoir qui se montre mais ne se démontre pas. S’ouvrant sur un sombre complot, l’action y grandit, s’étend et prend le tempo d’une marche justicière qui ne plus connaît de limites, sinon celles d’une mystique où l’être tout entier se fond dans l’univers.
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Fille orpheline d’un haut fonctionnaire déchu, Yang a dû fuir la cour impériale après la mort de son père. Réfugiée avec deux complices dans l’ancienne forteresse, elle est retrouvée par les sbires de l’infâme Wei, qui commande la police politique de l’empereur — un des plus impitoyables organes de répression qu’ait jamais secrété la Chine de jadis. La fiction se développe, touffue, proliférante, empruntant volontiers aux codes du mélodrame et du feuilleton. Son aspect domestique renvoie à des archétypes dramatiques qu’on retrouve aussi bien dans le kabuki que dans le drame bourgeois occidental, avec un personnage de mère follement ambitieuse pour son fils qui végète dans un emploi subalterne. L’histoire est, pour ainsi dire, interminable. Alors qu’elle s’achève, voilà qu’elle rebondit vers de nouveaux épisodes. Les aventures s’enchevêtrent les unes à l’intérieur des autres. L’apparition de la fugitive introduit en flash-back l’évocation des malheurs de son père et de ses fidèles amis, puis sa propre fuite vers les provinces de la frontière. Il est question d’eunuques inquisiteurs, de conseillers perfides, de généraux renégats. L’héroïne de sang noble est séduite. Un bébé est abandonné. Un moine tout puissant s’interpose au dernier moment et repousse les forces du mal. Il veille attentivement sur les protagonistes, il les guide. Il y a encore de grands cortèges d’apparat avec chaises à porteurs, des scènes de torture dans la nuit des palais, des morceaux de bravoure épiques, une féérie d’acrobaties et d’exploits surhumains. A Touch of Zen se tient, en quelque sorte, à cette distance où se situerait un western de Walsh ou de Hawks d’une série Z télévisée. Le jeu des acteurs se met à l’unisson : peu de paroles, un minimum de temps morts, mais une série de mimiques amplificatrices exprimant la surprise, l’effroi, la bêtise, l’amour, le chagrin, la souffrance ou la résolution. À cette stylisation muette de la comédie répondent le goût de l’ellipse et la schématisation des modes narratifs. Une première rencontre suffit pour déclencher et dire une idylle passionnée. La présence de deux êtres couchés côte à côte indique qu’ils se sont aimés. Les personnages sont des caractères tranchés qui conduisent l’action, tout comme l’ordre social et ses castes s’avèrent immuables. Au bout du compte, le lettré du village est bien à sa place de modeste provincial, la fille du ministre et ses compagnons dignes de leur titre, et même les félons étagent leur valeur (maléfique) en fonction de leur rang.
Le cinéaste inscrit cette minutieuse chorégraphie dans un formidable décor de ruines et d’arborescences, habité par tout un imaginaire syncrétique fait de palpitations shintoïstes, d’essence du Ramayana, de rigueur bouddhiste. Sorte d’enclos scénique agissant comme un condensateur des forces en présence, il est traversé de courants d’air, d’averses brutales et de fulgurants envols d’oiseaux qui préparent les figures martiales des héros aristocratiques. Comme s’ils avaient des ressorts aux pieds, ceux-ci effectuent des bonds de kangourou et partent en vrille tels des perdreaux avec d’étranges froufroutements d’ailes, tantôt dans un bois de roseaux, tantôt au bord d’un torrent ou parmi les sommets que surplombe l’inaccessible monastère. La nature n’est que flux et reflux, cycles et changements, entraînée dans une grande valse de motifs cosmiques. Les duels eux-mêmes obéissent à cette ontologie. Le jet d’une flèche, la trajectoire d’une lame qui cingle, la courbe d’une jambe, l’allonge d’un poing percutant une poitrine : chaque attaque, chaque parade en entraîne une autre, dans un mouvement sans fin. On pourrait comparer le corps à une centrale d’électricité auto-consommant sa production. Le maître est celui qui non seulement produit le plus mais qui, par sa connaissance des circuits, n’absorbe que là où et quand il en a besoin. Il concentre une énergie protectrice sur le point défendu et l’accumule pour "percer" celle de son adversaire. Ce qui vaut pour le corps (l’action) vaut aussi pour l’esprit (l’intelligence). En témoigne le moment où, après avoir déjoué toute la nuit les troupes de Wei, Gu révèle à la caméra, dans un éclat de rire libérateur, le stratagème enfantin qui a mis les assaillants en déroute. Il dévoile les machines automatiques, les mannequins, les simulacres et les trucages : tous les secrets des coulisses après la magie du spectacle. King Hu orchestre une partie de go et ne découvre que peu à peu l’étendue de l’échiquier, en forme de toile d’araignée-gigogne.
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Le principe de la mise en scène tend ainsi à incarner la pensée du zen (précision, rectitude, contrôle de soi, ascétisme, efficacité, loyauté) à travers une gestuelle. D’où ces étonnants travellings qui dépassent les personnages, les rattrapent et les oublient, opérant des circonvolutions, des arabesques, s’immobilisant une seconde pour mieux redoubler ensuite sa danse et ses tentations. D’où également ces mouvements de grue symétriques qui concluent leur marche et traduisent un autre équilibre, ce jeu d’apparitions et de disparitions des silhouettes derrière des éléments variés. Que l’un se mette à courir et c’est la course qui compte (montage alterné sur le visage et les jambes), non celui qui l’accomplit. Qu’il combatte et l’enjeu se retrouve déjà intégralement dans les différentes phases de l’affrontement : un saut, une esquive, une feinte. Cette fragmentation n’émince pas l’action en lamelles mais en saisit des éclairs, des zébrures, des jaculations qui défient en permanence les lois de la figuration. Seul y échappe le moine Hui-yuan, dont les plaies laissent couler de l’or et qui se "régénère" face au soleil. Ses ennemis ne peuvent le fixer, éblouis ou rendus fous par les distorsions optiques qu’il provoque d’un simple mouvement de tête. La caméra se met à sa mesure et suggère sa puissance par son silence et son apaisement. Le style de King Hu est semblable aux hautes montagnes qu’il filme si souvent : escarpé, heurté, sillonné de pointes acérées et de gouffres vertigineux, mais parfois aussi sinueux et rond qu’une roche érodée par le courant ou l’entêtante caresse du vent. Il fait tourbillonner les masques et les apparences, épouse les interrogations fluctuantes entre des êtres qui s’observent sans savoir qui ils sont vraiment, tandis que s’égrène plan par plan le temps nécessaire à leur reconnaissance. Et la composition d’ensemble agit comme une grande cage à lumières, dont les miroitements et les rayonnements reflètent autant de mirages qui ploient sous la permanence de l’illusion.
Loin de l’emphase des récits historiques, A Touch of Zen surprend par sa réclusion audacieuse auprès d’un héros rêveur, dans un champ subjectif, voire intime, que vient ponctuellement crisper l’irruption des combats. Au fur et à mesure qu’il progresse à travers les ruses, les subterfuges, les sortilèges et les miracles, les perspectives s’éclaircissent et s’épurent. On passe des gorges profondes aux lignes nettes d’un calme lac aperçu entre les pins, et finalement à la minéralité d’un désert flamboyant, théâtre de l’ultime et décisive confrontation. C’est que la suite d’épreuves que traversent victorieusement Gu et Yang s’apparente à une montée par étapes vers l’illumination. Les bretteurs ne vivent que pour mettre un terme à leur passé, soumis qu’ils sont à la grande roue du destin. Gu se voit catapulté dans un univers qui n’est pas le sien. Son voyage (à l’Occident) vers le monastère est fatalité et initiation. Le zen enseigne qu’il n’y a rien à atteindre, sinon la réalisation de ce qui a toujours existé depuis le début mais à quoi on était aveugle. Les formes diverses des arts martiaux sont ici poussées à leur extrême parce que porteuses d’une idée et, en juste retour, rapportées à leurs origines premières. Il échoit au protagoniste, pour qui aucune quête n’était tracée d’avance, de traverser le voile des apparences et de parachever son accord avec le monde. Comment s’exprime une telle philosophie si ce n’est à travers la justesse du trait dessiné par le peintre, la tactique employée par le stratège ou la force du combattant qui possède la totale maîtrise de son arme ? Il serait difficile d’expliquer le concept de "sucré" à quelqu’un qui n’a jamais goûté de sucre, mais il suffirait de lui en donner un morceau pour l’éclairer définitivement. Au touché du pinceau répond la touche de l’épée : King Hu met le zen en images. Il nous en reste un zeste sur la langue.
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